Il faut lire “Qui est Charlie ?” d’Emmanuel Todd
Difficile de comprendre une telle crispation mais la sortie du livre d’Emmanuel Todd constitue désormais un événement dont on se souviendra longtemps. Si la polémique a pris corps dès les premiers articles de journaux pour enfler aux premières interviews sur les plateaux de télévision ou de radios les plus courus, elle s’est apaisée lors de l’émission de Frédéric Taddéi Ce soir ou jamais du samedi 16 mai. Chacun se souvient au passage de l’acmé de la crise : la passe d’armes avec le premier ministre dont l’optimisme pouvait faire penser à celui du Maréchal Pétain en quarante. On connaît la débâcle qui a tant meurtri la France. Inscrire Manuel Valls dans un semblable processus fut un droit de réponse coup de poing qui a laissé tout le monde groggy par sa force inattendue. Derrière cela, ne pas oublier que Todd s’inquiète comme bien d’autres et à bon droit de la montée de l’antisémitisme en France. Le parallélisme, pour osé qu’il fut, n’était pas insensé.
Entendre parler du livre et lire tout le livre
Mais entendre parler sur un livre n’est pas lire le livre et il faut naturellement le temps incompressible de la lecture. Rien ne remplacera la patience de lire avant de prendre part au chaud concert d’éloges ou de blâmes si tant est qu’il faille faire chorus dans un sens ou dans un autre. Dans ce cas précis, il semble que la querelle desserve le livre et donc son auteur. Combien auront eu envie de l’acheter et pris la peine de lire ces lignes à la pensée vive ? Combien pour s’attarder sur les nuances, les différents aspects des chiffres et des cartes qui émaillent le livre ? Combien pour aller jusqu’au dernier mot « terre promise » entaché d’un pessimisme compréhensible, dit comme un regret poignant, celui d’une assimilation des immigrés de toutes origines plus tellement possible en France ? Todd, même exaspéré s’excusant de son ton « peu académique », a pris du recul concernant les événements du 11 janvier. Prenons également du recul concernant le livre de Todd. C’est la moindre des honnêtetés.
Si Qui est Charlie ? m’intéresse autant c’est que je n’ai pas manifesté le 11 janvier à Paris, que jusqu’à la dernière minute j’ai hésité tant la pression était forte ; comme Todd l’a si bien décrit on n’était pas loin d’être senti mauvais Français ou Lepéniste si l’on s’abstenait de la mobilisation vécue comme moment d’union sacrée. Nous avons été un certain nombre à vivre ces affres et je parie qu’il y en eut beaucoup à avoir hésité autant que moi pour se retrouver malgré tout dans la foule, le cœur plus que divisé. Je savais comment Charlie Hebdo avait sali entre autres cibles l’Église et le pape. Je ne pouvais pas cautionner, dépasser de tels outrages malgré l’horreur des attentats. Ce n’est que quelques jours après le 11 janvier que j’ai su que je n’avais pas à regretter ma décision, le jour où j’ai vu le premier ministre de la France, Charlie Hebdo et caricature de Mahomet sous le bras, entrer à Matignon. Ce jour-là, qui était mauvais Français mettant le feu au Niger et déclenchant des massacres anti-chrétiens en plusieurs endroits de la planète ?
Le « déséquilibre psychique de transition »
Todd a-t-il raison dans ses conclusions notamment celles d’un islam égalitaro-compatible avec les valeurs de la république française ? Je ne sais et pour tout dire cela m’importe peu, moins en tout cas que le diagnostic et le constat dressé de la crise religieuse virulente que la « béatitude égoïste » du 11 janvier a fini de révéler. Le livre dans un de ses aspects les plus profonds montre comme un désarroi dans lequel se trouve Todd face à l’effondrement ultime du christianisme, désormais là, montrant contre toute attente comment les laïcs pâtissent aussi de cela. C’est sans doute l’aspect le plus original du livre que l’analyse de ce « déséquilibre psychique de transition ». Le pronostic qui en découle peut faire peur : « Une mutation ou une chute de croyances est en effet le plus souvent suivie d’un événement révolutionnaire. La disparition de son encadrement métaphysique produit dans une population presque mécaniquement l’émergence d’une idéologie de substitution, variable quant à ses valeurs mais le plus souvent physiquement violente. » Todd prend « au sérieux la religion particulièrement lorsqu’elle disparaît. » L’idée que la disparition du catholicisme ne touche pas les seuls catholiques mais tout le monde est très puissante, sous-tend toute la démonstration. C’est dire bien sûr l’encadrement historique que cette religion a exercé, mais c’est reconnaître surtout la protection et les sécurités qu’elle permettait à tous.
Les bénéfices sociaux périssent vitesse grand V, on le sait, en même temps que l’effacement laisse « un risque métaphysique ». Regret donc d’un « modus vivendi » entre culture de l’incroyance et croyance catholique qui n’est plus. « Mal-être religieux » auquel « contribue le cœur laïque de l’Hexagone ». L’opposition que nous avions connue, portée au cinéma par Don Camillo et Peppone faisait jadis sourire. Son absence aujourd’hui serait en passe de faire pleurer : « Tant que subsistait un adversaire clérical, l’homme sans Dieu était préservé de la question ultime. » Combien de lignes reconnaissent ainsi la faiblesse de la laïcité face aux questions des fins dernières ? Vivre l’incroyance « dans l’absolu »… sans l’adossement historique au catholicisme, « privé de la ressource morale et psychologique de la contestation cléricale », voilà qui est nouveau et difficile. Le mot « vide » convoqué en de nombreux passages dit la mesure de l’angoisse montante.
Les catholiques zombies ne sont pas les catholiques
En réalité, du catholicisme il reste bien quelques habitudes culturelles voire sociales, un substrat s’affaiblissant chaque année un peu plus. C’est cela que Todd nomme catholicisme zombie : « nous avons baptisé catholiques zombies la force anthropologique et sociale née de la désagrégation finale de l’Église dans ses bastions traditionnels », « la forme résiduelle de la subculture catholique périphérique ». (Les lignes de Todd me rejoignent. La France du travail le dimanche bradant ses jours fériés au cœur du projet de loi Macron voté bientôt par une droite et une gauche unies comme jamais, m’en paraît l’emblème triste.) Lors de l’émission Ce soir où jamais, Todd l’a redit les catholiques zombies, ce ne sont pas les catholiques, croyants, pratiquants.
L’image des zombies me plaît et me fait penser à Homère nommant « têtes sans force » ces ombres du Royaume des morts qu’Ulysse visite. L’image, pour violente qu’elle est, par son appartenance également à la science-fiction plutôt qu’aux rites vaudous, dit bien ce qu’elle veut dire. Sans la sève, plus de vie, plus d’humains. Si le zombie est une forme de monstre, la leçon de l’image est celle-ci : rejeter la source de la croyance, ici le Dieu des chrétiens, c’est se dénaturer, se déshumaniser. Ainsi mises en exergue ces valeurs abâtardies, croyances certes faibles mais non sans force en ce « qu’elles sont communes à des milieux entiers ».
L’enfermement laïciste
La laïcité, « foutaise grandiloquente », fustigée elle aussi tout au long du livre ne se porte donc pas bien. Si la manifestation Charlie du 11 janvier, ce « happening européiste » de néo-républicains coïncidant avec la France du « oui » à Maastricht, est une imposture, l’est également la laïcité qui l’a portée proclamant le devoir de caricaturer la foi de plus faibles, de dominés et de plus pauvres, laïcité de ceux qui défilent pour le droit au blasphème de la religion des autres, pas de la leur. Une très intéressante approche du droit au blasphème que je n’avais guère lue ailleurs.
Loin de moi d’essayer de valider ou non les théories de Todd, je n’en ai pas l’expertise et l’essentiel au fond n’est pas là, que l’euro soit un échec, que la manifestation du 11 janvier ait été islamophobe ou pas, qu’il faille construire des mosquées, « accorder à l’islam ce qui a été accordé au catholicisme ». Que la politique économique « insensible et cruelle » en arrive à malmener les musulmans, et partant, à mettre en danger les juifs, signant la méprise Charlie, sans doute. Accordons-nous peut-être le droit de sentir le paragraphe de fin comme une forme de contestation interne de la démonstration. Des contradictions ont surgi naturellement pendant la lecture : quelle part par exemple la libre pensée et les coups de boutoir de l’incroyance ont-ils sur l’effondrement du christianisme ? Le sociologue ne peut évidemment pas tabler sur l’espérance du catholique qui verrait sa Foi en Jésus de Nazareth, vrai Dieu et vrai homme, comme possible chance du musulman. L’arrangement après l’aggravation ? L’économie divine emprunte de telles voies…
Mais toutes ces pauvres interrogations n’empêcheront pas de saluer un essai roboratif : ces lignes qui dérangent, font bigrement réfléchir, ont quelque chose de neuf dans le brouhaha intellectuel du temps présent, et passant par de nombreux développements dont nous ne rendons pas compte, recèlent une sorte de pronostic vigoureux dont on s’effraie qu’il puisse se révéler prophétique. L’enfermement laïciste risque en effet de nous conduire là où nous ne voudrions pas aller. Nous voilà prévenus. Que cela nous plaise ou pas, nous aurions tort en tout cas de faire la sourde oreille. H.B.