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En Bolivie, le pape nomme la finance échevelée “bouse du diable”

IIe rencontre avec les mouvements populaires

Le 9 juillet dernier le pape François a prononcé un discours choc lors de son voyage en Bolivie au Parc des expositions Expo Feria de Santa Cruz. Aux participants de la IIe Rencontre mondiale des Mouvements populaires  le Saint-Père a parlé de « la bouse du diable » en évoquant l’ambition sans retenue de l’argent qui commande.

La traduction française n’est toujours pas en ligne ce 14 juillet sur le site du Saint-Siège. J’ai pu me procurer la traduction proposée par La Croix, grâce à une twittos partageuse car l’accès dudit document est contraignant, fédéré à la mise à disposition d’un email et d’informations concernant votre identité.

Étrange de constater cette absence en ligne d’un texte majeur quand les traductions allemande, anglaise, espagnole, italienne, portugaise, polonaise, le sont toutes, quand on note que La Croix spécifie que la traduction française existante et mise à disposition pour les journalistes émane pourtant de la Salle de presse du Saint-Siège. Le document étant interdit de toute reproduction, j’ai donc pris la traduction anglaise en ligne du texte espagnol initial et l’ai traduite. H.B.

 

Chers frères et sœurs, bonsoir !

Voici plusieurs mois que nous sommes rencontrés à Rome, et je me souviens de cette première réunion. Depuis, je vous ai gardés dans mes pensées et dans mes prières. Je suis heureux de vous revoir, ici, alors que vous discutez des meilleurs moyens de surmonter les situations graves d’injustice vécue par les exclus dans notre monde. Merci à vous, Président Evo Morales de vos efforts pour rendre cette rencontre possible.

Lors de notre première entrevue à Rome, j’ai senti quelque chose de très beau : de la fraternité, de la détermination, de l’engagement, une soif de justice. Aujourd’hui, à Santa Cruz de la Sierra, je le sens une nouvelle fois. Je vous en remercie. Je sais aussi, par le Conseil pontifical Justice et Paix dirigée par le cardinal Turkson, que beaucoup de gens dans l’Église se sentent très proches des mouvements populaires. Cela me rend très heureux ! Je suis heureux de voir l’Église ouvrir ses portes pour vous tous, vous embrasser, vous accompagner en établissant dans chaque diocèse, dans chaque commission Justice et Paix, une véritable et permanente coopération sérieuse avec les mouvements populaires. J’invite tout le monde, évêques, prêtres et laïcs, ainsi que les organisations sociales des périphéries urbaines et rurales, à approfondir cette rencontre.

Les trois “T” Terre, Toit, Travail

Aujourd’hui, Dieu a permis que nous nous revoyions. La Bible nous dit que Dieu entend le cri de son peuple, et je tiens à joindre ma voix à la vôtre pour appeler aux trois célèbres « T » pour tous nos frères et sœurs : terre, toit, travail. Je l’ai dit et je le répète : ce sont des droits sacrés. C’est important, cela vaut la peine de se battre pour eux. Que le cri des exclus soit entendu en Amérique latine et par toute la terre !

1. Avant tout, commençons par reconnaître que le changement est nécessaire. Ici, je voudrais préciser – qu’il n’y ait aucun malentendu – je parle des problèmes communs à tous les Latino-Américains et, plus généralement, à l’humanité dans son ensemble. Ce sont des problèmes globaux qu’aujourd’hui aucun État ne peut résoudre lui tout seul. Cette précision donnée, je propose maintenant que nous posions les questions suivantes :

Comprenons-nous vraiment que quelque chose ne va pas dans un monde où il y a tant de travailleurs agricoles sans terre, tant de familles sans toit, tant de travailleurs sans droits, tant de personnes dont la dignité n’est pas respectée ?

Nous rendons-nous compte que quelque chose cloche quand tant de guerres insensées éclatent, que tant d’actes de violence fratricide se déroulent tellement proches de nos portes ? Nous rendons-nous compte que quelque chose cloche lorsque le sol, l’eau, l’air et les êtres vivants de la création sont sous menace constante ?

Ce changement nous le voulons !

Donc, si nous nous prenons conscience de tout cela, il ne faut pas avoir peur de le dire : nous avons besoin d’un changement et ce changement, nous le voulons.

Dans vos lettres et dans nos réunions, vous avez mentionné les nombreuses formes d’exclusion et d’injustice dont vous êtes l’objet, dans vos lieux de travail, dans les quartiers et dans tout le pays. Elles sont nombreuses et si diverses, tout comme nombreuses et variées sont les façons dont vous les affrontez. Pourtant, il y a un fil invisible qui unit chacune de ces exclusions. Ce ne sont pas des questions isolées. Pouvons-nous reconnaître ce fil invisible qui les relie ? Je me demande si nous sommes capables de reconnaître que ces réalités destructrices font partie d’un système qui est devenu mondial. Nous nous rendons compte vraiment que ce système a imposé la logique du profit à tout prix, sans se préoccuper de l’exclusion sociale ou de la destruction de la nature ?

Si tel est le cas, je voudrais insister, n’ayons pas peur de le dire : nous voulons changer, nous voulons un vrai changement, un changement structurel. Ce système est désormais insupportable : les paysans trouvent cela insupportable, les ouvriers trouvent cela insupportable, les collectivités trouvent cela insupportable, les peuples trouvent cela insupportable … La terre elle-même – notre sœur, la Terre-Mère comme saint François disait – conclut également que ce système est insupportable.

La mondialisation de l’espérance

Nous voulons le changement dans nos vies, dans nos quartiers, dans notre réalité quotidienne. Nous voulons un changement qui peut affecter le monde entier, depuis que l’interdépendance mondiale appelle des réponses globales à des problèmes locaux. La mondialisation de l’espérance, une espérance qui jaillit de peuples et prend racine parmi les pauvres, doit remplacer la mondialisation de l’exclusion et de l’indifférence !

Je voudrais réfléchir aujourd’hui avec vous sur le changement que nous voulons et dont nous avons besoin. Vous savez que j’ai écrit récemment concernant les problèmes liés au changement climatique. Mais cette fois-ci, je voudrais parler du changement dans un autre sens. Un changement positif, un changement bon pour nous, un changement si l’on peut dire rédempteur. Parce que nous en avons besoin. Je sais que vous êtes à la recherche de ce changement, et pas vous uniquement : dans mes différentes réunions, dans mes différents voyages, j’ai senti une attente, un désir, un désir de changement de la part des peuples du monde entier. Même au sein de cette infime minorité qui croit que le système actuel est bénéfique, il y a un sentiment généralisé d’insatisfaction et même de découragement. Beaucoup de gens espèrent un changement capable de les libérer de l’esclavage de l’individualisme et du découragement qu’il engendre.

Le temps, chers frères et sœurs, semble être pris de court ; non contents de nos déchirements, il nous faut également déchirer notre maison commune.

La bouse du diable

Aujourd’hui, la communauté scientifique prend conscience de ce que les pauvres nous ont depuis longtemps dénoncé, on est en train de causer des dommages irréversibles à l’écosytème. La terre, des peuples entiers et des personnes individuelles sont sauvagement punis. Et derrière toute cette douleur, la mort et la destruction, il y a l’odeur de ce que Basile de Césarée – l’un des premiers théologiens de l’Église – a appelé “la bouse du diable”. Une poursuite sans entrave des règles d’argent. Le service du bien commun est relégué au second plan. Une fois que le capital devient une idole et guide les décisions des personnes, une fois que la cupidité de l’argent contrôle l’ensemble du système socio-économique, cela ruine la société, cela condamne et asservit les hommes et les femmes, détruit la fraternité entre les hommes, monte les gens les uns contre les autres et, comme nous le voyons clairement, met même en danger notre maison commune.

Je ne veux pas m’étendre davantage en décrivant les effets diaboliques de cette dictature subtile : vous en êtes bien conscients. Il ne suffit pas de pointer les causes structurelles de la crise sociale et environnementale d’aujourd’hui. Nous souffrons d’un excès de diagnostic, qui parfois nous amène à multiplier les mots et nous complaire dans le pessimisme et la négativité. En regardant les nouvelles du jour, nous pensons qu’il n’y a rien à faire, sauf à prendre soin de nous-mêmes, du petit cercle de notre famille et de nos amis.

Qu’est-ce que je peux faire, moi, chiffonnier de papiers, de vieux vêtements ou de métal utilisé, recycleur, face à tous ces problèmes si je gagne à peine assez d’argent pour mettre de quoi manger sur la table ? Qu’est-ce que je peux faire, moi, artisan, vendeur de rue, camionneur, travailleur opprimé, si je ne jouis pas des droits des travailleurs ?

Qu’est-ce que je peux faire, moi, paysanne, femme autochtone, pêcheur qui ne peut guère lutter contre la domination des grandes corporations ? Que puis-je faire, moi, depuis ma petite maison, mon bidonville, mon hameau, mon règlement, quand je rencontre tous les jours discrimination et marginalisation ? Que peuvent faire les étudiants, les jeunes, les militants, ces missionnaires qui viennent dans les quartiers, le cœur plein d’espoirs et de rêves, mais sans véritable solution à leurs problèmes ?

Vous les humbles, les pauvres et les défavorisés, vous pouvez beaucoup

Ils peuvent faire beaucoup. Beaucoup vraiment. Vous, les humbles, les exploités, les pauvres et les défavorisés, vous pouvez beaucoup, et faites beaucoup. Je dirais même que l’avenir de l’humanité est dans une grande mesure dans vos mains à travers votre capacité à vous organiser et à réaliser des alternatives créatives, grâce à vos efforts quotidiens pour assurer les trois “T” (Travail, Toit, Terre) et à travers votre participation proactive dans les grands processus de changement aux niveaux national, régional et mondial. Ne perdez pas courage !

2. Deuxièmement, vous êtes des semeurs de changement. Ici, en Bolivie, j’ai entendu des mots qui me plaisent « processus de changement ». Le changement vu non pas comme quelque chose qui sera le résultat, un jour, à partir d’une quelconque décision politique ou d’un changement dans la structure sociale. Nous savons par expérience douloureuse que les changements de structure qui ne sont pas accompagnés par une sincère conversion de l’esprit et du cœur, tôt ou tard finissent dans la bureaucratisation, en corruption et échec. Il doit y avoir un changement de cœur. Voilà pourquoi j’aime l’image du « processus », processus où l’entraînement à semer, à arroser d’eau des semences que d’autres verront pousser, remplace l’ambition d’occuper tous les postes disponibles de pouvoir et de voir des résultats immédiats. L’option est de peser sur les processus non d’occuper des postes. Chacun de nous n’est juste qu’une partie d’un ensemble complexe et différencié, en interaction dans le temps : peuples qui luttent pour trouver un sens, un destin, pour vivre dans la dignité, pour “bien vivre” et dans ce sens, dignement.

Nos cœurs se brisent à cause de tant de chagrin

En tant que membres de mouvements populaires, vous effectuez votre travail inspiré par l’amour fraternel, que vous affichez en opposition à l’injustice sociale. Quand on regarde dans les yeux la souffrance, quand on voit les visages de la paysanne en voie de disparition, du pauvre laboureur, du natif opprimé, de la famille sans-abri, du migrant persécuté, du jeune chômeur, de l’enfant exploité, de la mère qui a perdu son enfant dans une fusillade parce que le quartier a été occupé par les trafiquants de drogue, du père qui a perdu sa fille soumise à l’esclavage …. quand on pense à tous ces noms et à ces visages, nos cœurs se brisent à cause de tant de chagrin et de douleur. Et nous sommes profondément émus, chacun d’entre nous …

Nous sommes émus parce que « nous avons vu et entendu », non pas une statistique froide, mais la douleur d’une humanité souffrante, notre propre douleur, notre propre chair. Cela c’est tout à fait différent de celle théorie abstraite ou d’une indignation éloquente. Quelque chose nous émeut ; elle nous rend attentifs à d’autres dans un effort pour aller de l’avant ensemble. Cette émotion qui se transforme en action communautaire n’est pas quelque chose qui peut être comprise par la seule raison : elle a un surplus de sens que seuls comprennent les peuples, elle donne une mystique particulière aux mouvements populaires authentiques.

Chaque jour, vous êtes pris dans les tempêtes de la vie des gens. Vous me l’avez dit à propos de leurs causes, vous avez partagé vos propres luttes avec moi, depuis que je suis à Buenos Aires, et je vous remercie pour cela. Chers frères et sœurs, vous travaillez souvent sur de petites choses, dans des situations locales, au milieu des formes d’injustice que vous ne pouvez simplement pas accepter, mais résistez activement, debout face à un système idolâtre qui exclut, avilit et tue. Je vous ai vu travailler sans relâche pour vos terres et la culture des paysans, pour vos terres et vos collectivités, pour une économie locale plus digne, pour l’urbanisation de vos maisons et de vos établissements ; vous avez aidé à construire leurs propres maisons et à développer les infrastructures de quartier. Vous avez également favorisé un certain nombre d’activités communautaires visant à réaffirmer quelque chose de si élémentaire et d’indéniablement nécessaire : le droit des trois “T”: Terre, Toit, Travail.

Les semis de tendresse

Cet enracinement dans le quartier, dans la terre, dans le bureau, dans le syndicat, cette capacité à vous voir dans le visage des autres, cette proximité quotidienne de leur part de problèmes – parce qu’ils existent et nous en avons tous – avec ses petits actes de l’héroïsme : voilà ce qui vous permet de pratiquer le commandement de l’amour, non sur la base d’idées ou de concepts, mais plutôt sur la base d’une authentique rencontre interpersonnelle. Nous devons construire cette culture de la rencontre. Nous n’aimons pas des concepts ou des idées ; personne n’aime un concept ou une idée. Nous aimons des gens … L’engagement, le véritable engagement, naît de l’amour des hommes et des femmes, des enfants et des personnes âgées, des populations et des communautés … des noms et des visages qui remplissent nos cœurs. De ces graines d’espérance patiemment semées dans les franges oubliées de notre planète, de ces semis d’une tendresse qui peinent à se développer dans les ténèbres de l’exclusion, de grands arbres croîtront, grandes plantations d’espérance pour donner de l’oxygène à notre monde.

Donc, je suis heureux de voir que vous travaillez avec ce qui vous est proche, prenant soin de ces semis, mais en même temps, avec une perspective plus large, celle de protéger la forêt entière. Votre travail est effectué contre un horizon qui, tout en se concentrant sur votre propre domaine spécifique, vise également à résoudre à la racine les problèmes plus généraux de la pauvreté, de l’inégalité et de l’exclusion.

Le père du mensonge usurpe de nobles paroles, promeut des modes intellectuelles…

Je vous félicite à ce sujet. Il est essentiel qu’avec la défense de leurs droits légitimes, les peuples et leurs organisations sociales puissent construire une alternative humaine à une mondialisation qui exclut. Vous êtes des semeurs du changement. Que Dieu vous accorde courage, joie, persévérance et passion pour continuer à semer ! Soyez assurés que, tôt ou tard, nous allons voir ses fruits. Aux dirigeants je demande d’être créatifs et de ne jamais cesser d’être enracinés dans les réalités locales, puisque le père du mensonge sait usurper de nobles mots, promouvoir des modes intellectuelles et adopter des positions idéologiques. Mais si vous construisez sur des bases solides, sur les besoins réels et sur l’expérience vécue par vos frères et vos sœurs, des paysans et des indigènes, des travailleurs exclus et des familles marginalisées, vous serez sûrement sur la bonne voie.

L’Église ne peut pas ni ne doit pas rester à l’écart de ce processus dans sa proclamation de l’Évangile. Beaucoup de prêtres et d’agents pastoraux accomplissent un énorme travail d’accompagnement et de promotion des exclus à travers le monde, avec des coopératives, favorisant les entreprises, octroyant des logements, en travaillant généreusement dans les domaines de la santé, du sport et de l’éducation. Je suis convaincu que la coopération respectueuse avec les mouvements populaires peut revitaliser ces efforts et renforcer les processus de changement.

Ayons toujours à cœur la Vierge Marie, une humble jeune fille d’un peuple perdu sur les franges d’un grand empire, une mère sans toit qui a su transformer une étable pour les bêtes en une maison pour Jésus avec quelques langes et beaucoup de tendresse. Marie est signe d’espérance pour les peuples souffrant les douleurs de l’enfantement jusqu’à ce que germe la justice. Je prie pour que Notre-Dame du Mont Carmel, patronne de la Bolivie, permette à notre rencontre d’être un ferment de changement.

Les trois tâches

Troisièmement et enfin, je voudrais nous tous que nous considérions certaines tâches importantes pour ce moment historique, puisque nous voulons un changement positif pour le bien de tous nos frères et sœurs. Nous savons cela. Nous voulons le changement enrichi de la collaboration des gouvernements, des mouvements populaires et d’autres forces sociales. Cela aussi nous le savons. Mais il n’est pas si facile de définir le contenu du changement – en d’autres termes, un programme social qui puisse incarner ce projet de fraternité et de justice que nous cherchons. Il n’est pas facile à définir. Dans ce sens ne vous attendez pas une recette de ce pape. Ni le pape ni l’Église n’ont le monopole de l’interprétation de la réalité sociale ni de la proposition de solutions aux problèmes contemporains. J’ose le dire qu’il n’existe pas de recette. L’histoire est faite des générations successives, des peuples en marche à la recherche de leur propre chemin, dans le respect des valeurs que Dieu a mises dans le cœur humain.

Je voudrais, tout de même, de proposer trois grandes tâches qui exigent une contribution décisive partagée par tous les mouvements populaires :

1ère tâche : mettre l’économie au service des peuples

La première tâche est de mettre l’économie au service des peuples. Les êtres humains et la nature ne doivent pas être au service de l’argent. Disons NON à une économie d’exclusion ou d’inégalités, où règnent les règles de l’argent plutôt que du service. Cette économie tue. Cette économie exclut. Cette économie détruit la Terre-Mère.

L’économie ne devrait pas être un mécanisme pour accumuler des biens, mais plutôt la bonne administration de notre maison commune. Cela implique de s’engager à prendre soin de cette maison et à distribuer les biens entre tous. Il ne s’agit pas seulement d’assurer un approvisionnement de nourriture ou de subsistance décente. Ni même, bien que ce soit déjà un grand pas en avant, de garantir les trois « T» de la terre, du toit et le travail pour lequel vous travaillez. Une économie véritablement communautaire, pourrait-on dire une économie d’inspiration chrétienne, doit veiller à la dignité des peuples et à leur “général, bien-être temporel et prospérité”. (le pape Jean XXIII a parlé cette dernière phrase il y a cinquante ans, et Jésus dit dans l’Évangile que celui qui offre gratuitement un verre d’eau à celui qui a soif, sera considéré dans le Royaume des Cieux.) Tout cela inclut les trois « T » mais aussi l’accès à l’éducation, aux soins de santé, aux nouvelles technologies, aux manifestations artistiques et culturelles, aux communications, aux sports et aux loisirs. Une économie juste doit créer les conditions pour que chacun puisse être en mesure de profiter d’une enfance sans manques, de développer ses talents quand il est jeune, de travailler de pleins droits au cours de ses années actives et de profiter d’une retraite digne à mesure qu’il vieillit. C’est une économie où les êtres humains, en harmonie avec la nature, structurent l’ensemble du système de production et de distribution de telle sorte que les capacités et les besoins de chaque individu trouvent l’expression appropriée dans la vie sociale. Vous et d’autres peuples ainsi, résumez ce désir dans une expression simple et belle : “bien vivre”, ce qui est pas la même chose qu’en “profiter”.

Une telle économie est non seulement souhaitable et nécessaire, mais aussi possible. Ce n’est pas une utopie ou une chimère. C’est une perspective extrêmement réaliste. Nous pouvons y parvenir. Les ressources disponibles dans notre monde, le fruit du travail intergénérationnel des peuples et des dons de la création, sont plus que suffisants pour le développement intégral de «chaque homme et tout l’homme». Le problème est d’une autre nature. Il existe un système avec des objectifs différents. Un système qui, en plus d’accélérer de manière irresponsable les rythmes de production, et en utilisant des méthodes industrielles et agricoles qui endommagent la Terre-Mère, au nom de la «productivité», continue de nier des millions de nos frères et sœurs, de leurs droits les plus élémentaires, droit économique, droit social et droit culturel. Ce système va à l’encontre du plan de Jésus, de la Bonne Nouvelles que Jésus a apportée.

Travailler pour une juste répartition des fruits de la terre et du travail humain n’est pas simple philanthropie. C’est une obligation morale. Pour les chrétiens, la responsabilité est encore plus grande : c’est un commandement. Il vise à donner aux pauvres et aux peuples ce qui leur appartient de droit. La destination universelle des biens n’est pas une figure de style trouvée dans la doctrine sociale de l’Église. C’est une réalité antérieure à la propriété privée. La propriété, surtout quand elle affecte les ressources naturelles, doit toujours répondre aux besoins des peuples. Et ces besoins ne sont pas limités à la consommation. Il ne suffit pas de laisser tomber quelques gouttes quand les pauvres secouent une tasse qui ne se renverse jamais d’elle-même. Les programmes sociaux visant à certaines situations d’urgence ne peuvent être considérés que comme des réponses temporaires et accessoires. Ils ne pourront jamais remplacer la véritable inclusion, l’inclusion qui fournit un travail digne, libre, créatif, participatif et solidaire.

Sur ce chemin, les mouvements populaires jouent un rôle essentiel, non seulement en exigeant et en réclamant, mais encore plus fondamentalement en étant créatifs. Vous êtes des poètes sociaux : des créateurs de travail, des constructeurs de logements, des producteurs de nourriture, surtout pour les personnes marginalisées par le marché mondial.

J’ai connu de près à travers cette variété d’expériences où les travailleurs réunis en coopératives et en d’autres formes d’organisation communautaire ont réussi à créer un travail là où il n’y avait que miettes d’une économie idolâtre. J’ai vu certains d’entre vous ici. Entreprises récupérées, marchés aux puces et coopératives locales de chiffonniers de papier sont des exemples de cette économie populaire née de l’exclusion et qui, lentement, patiemment, adopte résolument des formes solidaires qui la rendent digne. Comme c’est différent de la situation qui en résulte lorsque ceux laissés par le marché formel sont exploités comme des esclaves !

Les gouvernements qui font leur la responsabilité de mettre l’économie au service des peuples doivent promouvoir le renforcement, l’amélioration, la coordination et l’expansion de ces formes d’économie populaire et de production communautaire. Cela implique d’améliorer des processus de travail, de fournir des infrastructures adéquates et de garantir aux travailleurs leurs droits dans ce secteur alternatif. Lorsque les organisations étatiques et sociales se joignent pour travailler pour les trois « T », les principes de solidarité et de subsidiarité entrent en jeu, ceux-ci permettent au bien commun d’être atteint dans une démocratie pleine et participative.

La deuxième tâche est d’unir nos peuples sur le chemin de la paix et de la justice.

Les peuples du monde veulent être artisans de leur propre destin. Ils veulent avancer pacifiquement vers la justice. Ils ne veulent pas des formes de tutelle ou d’ingérence par lesquelles ceux qui ont un plus grand pouvoir subordonnent ceux qui en ont moins. Ils veulent que leur culture, leur langue, leurs processus sociaux et leurs traditions religieuses soient respectés. Aucun pouvoir réel ou établi n’a le droit de priver les peuples du plein exercice de leur souveraineté. Chaque fois qu’ils le font, nous voyons la montée de nouvelles formes de colonialisme qui causent un préjudice sérieux à la possibilité de paix et de justice. Car “la paix est fondée non seulement sur le respect des droits de l’homme mais aussi sur le respect des droits des peuples, en particulier le droit à l’indépendance”.

Les peuples d’Amérique latine se sont battus pour obtenir leur indépendance politique et pendant près de deux siècles d’une histoire dramatique, remplie de contradictions, ils se sont efforcés de conquérir une pleine indépendance.

Au cours des dernières années, après un certain nombre de malentendus, de nombreux pays d’Amérique latine ont vu la croissance de la fraternité entre leurs peuples. Les gouvernements de la Région ont mis en commun leurs forces afin de faire respecter la souveraineté de leurs propres pays et celle de l’ensemble de la Région, que nos ancêtres ont si joliment appelé la « Grande Patrie ». Je vous demande, mes frères et sœurs des mouvements populaires, de favoriser et d’accroître cette unité. Il est nécessaire de maintenir l’unité face à toute tentative de division, pour que cette région doit grandir dans la paix et dans la justice.

Malgré les progrès réalisés, il y a des facteurs qui menacent encore ce développement humain équitable et restreignent la souveraineté des pays de la ” Grande patrie” et d’autres régions de notre planète. Le nouveau colonialisme prend différents visages. Parfois, il semble que l’influence anonyme de Mammon, entreprises, organismes de prêt, certains traités de «libre échange», et mesures d’austérité imposées serrent toujours la ceinture des travailleurs et des pauvres. Nous, les évêques d’Amérique latine, dénonçons cela avec clarté absolue dans le Document d’Aparecida, affirmant que «les institutions financières et les sociétés transnationales sont de plus en plus fortes au point que les économies locales sont subordonnées, en particulier l’affaiblissement des états locaux, qui semblent de plus en plus impuissants à réaliser des projets de développement au service de leurs populations. En d’autres occasions, sous le noble prétexte de combattre la corruption, le trafic de stupéfiants et le terrorisme – graves maux de notre temps qui appellent une action internationale coordonnée – nous voyons des États liés avec des mesures qui ont peu à voir avec la résolution de ces problèmes et qui aggravent souvent les questions.

De même, l’a concentration sous forme de monopoles des moyens de communication sociales , qui essaient d’aliéner par des exemples de consommation et une certaine uniformité culturelle, est l’une des autres formes prises par le nouveau colonialisme. C’est le colonialisme idéologique. Comme les évêques africains ont observé, les pays pauvres sont souvent traités comme des “pièces d’une machine, mâchoire d’une roue gigantesque”.

Il faut reconnaître qu’aucun des problèmes graves de l’humanité ne peut être résolu sans interaction entre les États et les peuples au niveau international. Chaque action importante menée dans une partie de la planète a des répercussions universelles, écologiques, sociales et culturelles. Même la criminalité et la violence se sont mondialisées. Par conséquent, aucun gouvernement ne peut agir indépendamment d’une responsabilité commune. Si nous désirons vraiment un changement positif, nous devons accepter humblement notre interdépendance. Mais interagir, cependant, ne veut pas dire imposer ; ce n’est pas la subordination de certains à servir les intérêts des autres. Le colonialisme, à la fois l’ancien et le nouveau, qui réduit les pays pauvres à de simples fournisseurs de matières premières et à de la main-d’œuvre bon marché, engendre violence, pauvreté, migrations forcées et tous les maux qui vont de pair avec ceux-ci, précisément parce que, en plaçant la périphérie au service du centre, le colonialisme nie à ces pays le droit à un développement intégral. Voilà l’injustice, chers frères et sœurs, et l’injustice génère une violence qu’aucune police, armée ou ressources de renseignement ne peuvent contrôler.

Disons NON, alors, aux formes de colonialisme qu’elles soient anciennes ou nouvelles. Disons OUI à la rencontre entre les peuples et les cultures. Heureux les artisans de paix !

Ici, je tiens à soulever une question importante. Certains pourraient dire à juste titre, «Quand le Pape parle de colonialisme, il oublie certaines actions de l’Église”. Je leur dis cela avec peine : beaucoup de péchés graves ont été commis contre les peuples indigènes de l’Amérique au nom de Dieu. Mes prédécesseurs ont reconnu cela, le CELAM l’a dit également, le Conseil de l’épiscopat latino-américain l’a dit, et je tiens aussi à dire. A l’instar saint Jean-Paul II, je demande que l’Église – je répète ce qu’il a dit -. “s’agenouille devant Dieu et implore le pardon des péchés passés et présents de ses fils et filles». Je dirais aussi, et ici je veux pour être tout à fait clair, comme l’a été saint Jean-Paul II : Je demande humblement pardon, non seulement pour les infractions de l’Église elle-même, mais aussi pour des crimes commis contre les peuples indigènes au cours de ce qu’on appelle la conquête de l’Amérique.

Parallèlement à cette demande de pardon et pour être juste, je souhaite également que nous nous rappelions les milliers de prêtres et d’évêques, laïcs qui se sont fortement opposés à la logique de l’épée avec la puissance de la Croix. Il y a eu des péchés abondants, mais nous demandons pardon. Donc, pour cela, nous demandons pardon, je demande pardon. Mais là aussi, où il y avait le péché, grand péché, la grâce a surabondé à travers les hommes et les femmes qui défendent les droits des peuples autochtones.

Je demande également à tous, croyants et non-croyants, de penser à ces nombreux évêques, prêtres et laïcs qui ont prêché et continuent de prêcher la Bonne Nouvelles de Jésus avec courage et humilité, respect et douceur – si je l’ai dit des évêques, des prêtres et des laïcs, je ne veux pas oublier les religieuses qui ont été si présentes dans nos quartiers pauvres, apportant un message de paix et de bien-être laissant derrière elles des œuvres impressionnantes de promotion humaine et d’amour, souvent debout aux côtés des peuples indigènes ou accompagnant leurs mouvements populaires, jusqu’au martyre.

L’Église, ses fils et filles, font partie de l’identité des peuples d’Amérique latine. Une identité que, ici, comme dans d’autres pays, certains pouvoirs sont déterminés à effacer, parfois parce que notre foi est révolutionnaire, parce que notre foi défie la tyrannie de Mammon. Aujourd’hui, nous sommes consternés de voir comment dans le Moyen-Orient et ailleurs dans le monde un grand nombre de nos frères et sœurs sont persécutés, torturés et tués pour leur foi en Jésus. Cela aussi doit être dénoncé : dans cette troisième guerre mondiale fragmentée que nous vivons actuellement, une forme de génocide – j’insiste sur le mot – en marche, avec lequel il faut en finir.

À nos frères et sœurs du mouvement indigène latino-américain, permettez-moi d’exprimer ma profonde affection et de féliciter leurs efforts pour rapprocher les peuples et les cultures – un rapprochement des peuples et des cultures dans une forme de coexistence que je tiens à appeler polyédrique, où chaque groupe conserve sa propre identité en construisant ensemble une pluralité qui ne menace pas, mais renforce plutôt l’unité. Votre quête d’un interculturalisme, qui allie la défense des droits des peuples indigènes avec le respect de l’intégrité territoriale des États, est pour nous tous une source d’enrichissement et d’encouragement.

La troisième tâche, peut-être la plus important à laquelle sommes confrontés aujourd’hui, est de défendre la Terre-Mère.

Notre maison commune est pillée, dévastée et blessée en toute impunité. La lâcheté dans sa défense est un péché grave. Nous voyons avec une déception croissante comment les sommets internationaux se succèdent les uns après les autres sans aucun résultat significatif. Il existe un impératif éthique clair, précis et urgent de mettre en œuvre ce qui n’a pas encore été fait. Nous ne pouvons pas permettre à certains intérêts – intérêts globaux mais non universels – de prendre en charge, de dominer les États et les organisations internationales, et de continuer à détruire la Création. Les peuples et leurs mouvements sont appelés à crier, à mobiliser et à demander – pacifiquement, mais fermement – que des mesures appropriées et nécessaires de toute urgence soient prises. Je vous demande, au nom de Dieu, de défendre la Terre-Mère. J’ai dûment abordé cette question dans l’Encyclique Laudato Si, qui je crois sera distribuée à la fin.

En conclusion, je tiens à le répéter : l’avenir de l’humanité ne réside pas uniquement entre les mains de grands leaders, de grandes puissances et des élites. Il est fondamentalement dans les mains des peuples et dans leur capacité à s’organiser. Il est dans vos mains qui peuvent guider avec humilité et conviction ce processus de changement. Je suis avec vous. Chacun de nous, disons ensemble de tout cœur : pas de famille sans hébergement, aucun travailleur rural sans terre, aucun travailleur sans droits, pas de peuple sans souveraineté, aucune personne sans dignité, aucun enfant sans enfance, aucun jeune sans avenir, aucune personne âgée personne sans vieillesse vénérable. Continuez votre lutte et, s’il vous plaît, prenez grand soin de la Terre-Mère. Croyez-moi : Je suis sincère quand je dis du fond du cœur que je prie pour vous et avec vous, et je demande à Dieu notre Père de vous accompagner et de vous bénir, de vous combler de son amour et vous défendre sur le chemin en vous accordant en abondance la force qui nous maintient sur nos pieds : la force de l’espérance. C’est quelque chose d’important : l’espérance qui ne déçoit pas. Je vous demande, s’il vous plaît, de prier pour moi. Si certains d’entre vous ne peuvent pas prier, avec tout le respect, je vous demande de m’envoyer vos bonnes pensées. Merci.

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Lire sur le site du Figaro l’article de Jean-Marie Guénois “En Bolivie, le pape dénonce l’idole argent”.

Mise à jour 16 juillet 10:40 : Le texte officiel en français toujours absent du site du Saint-Siège est en ligne sur News Vatican.