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“Chacun son tour” de G.-M. Janvier : à la recherche du temps déployé

Gaspard Marie Janvier

L’actualité concernant la mort nous donne plus que jamais à penser les transgressions en cours. Il y a deux mois, l’État de Washington a voté une loi d’autorisation de compost humain, aussi appelé « humusation des corps ». En France, Vincent Lambert, certes aphasique et dans un état pauci-relationnel, est condamné par ordonnance à mourir de faim et de soif. On est obligé d’admettre que la justice a de plus en plus son mot à dire. Et des plus maltraitants. Ayons l’œil, car ce que décide un pays a de grandes chances de faire débat et d’advenir d’ici peu dans le nôtre. Gare si, refusant la modernité radieuse, vous y contrevenez !

Cinquième roman ou le même déployé ?

Cette question sérieuse, celle du grand voyage et de ses neuves absurdités juridiques afférentes, un romancier s’en est saisi sur le mode comique. Gaspard-Marie Janvier, nominé entre autres au Goncourt et à l’Interallié en 2013, s’est donné à cœur joie dans une fiction plus que jamais réjouissante aux éditions Fayard. Une nouvelle histoire, une cinquième aventure ? Ou serait-ce plutôt la même toujours continuée avec Cecil, Didier, Maju ou Alasdair et Le Lord of the Isles ? comme un seul et même roman déployé du grand théâtre du monde ? Après la trace du fils, la trace du père ?

Le titre se donne en tout cas comme un pied de nez insolent en direction de celui qui aurait des velléités de jouer le matamore devant la grande faucheuse, de niquer la mort : Chacun son tour. L’homme sait en effet qu’il meurt mais il ne sait ni quand, ni comment et s’il a, dans cette méconnaissance même, tendance par conséquent à vivre en immortel, il est certain que “son tour” viendra mathématiquement, “Des humains, c’est le lot” … Se presser de rire, non de pleurer, au fond, n’est-ce pas la bonne méthode pour regarder une vérité dérangeante et douloureuse en face ? Une façon surtout de lancer l’air de rien à chacun des lecteurs : Ça vous concerne ! Ne loupez pas la sortie !

Inhumer ou calciner ?

Un mort donc dans une histoire théâtralement rocambolesque, un cadavre encombrant d’abord, celui de Didier Janvier, le père. Trois fils ensuite, Cecil, Rodrigue et Gaspard-Marie qui se fâchent : inhumer ou calciner, là est la question ! Inhumation sur la propriété familiale ? ou bien dans le caveau avec l’épouse dont il était divorcé ? ou incinération et dispersion des cendres ? Quel fils l’en aimera le mieux ? Il y a du Roi Lear là-dedans.

La guerre de fratrie est telle qu’un juge intervient par référé, kidnappe si l’on peut dire le cadavre pour le traiter comme de la viande froide ; le voilà “prisonnier des chambres froides de l’administration.” Gaspard-Marie, scandalisé par cette “barbarie”, par ce “séquestre frigorifique” est alors prêt à vivre la pire descente aux enfers, ceux de l’hôpital. En fils loyal et respectueux des dernières volontés de son père, “le beau trésor reçu de l’homme qui lui donna le jour.”

Pages de fin glorieuses

D’où le plan. D’où l’aventure hébridéenne. Quel trésor ! D’où le “simple enlèvement”. D’où l’émotion une ultime fois des dernières pages puissantes, sommet de l’œuvre. La fine troupe vogue dans une tempête mémorable vers le cap final, tempête sans laquelle une épopée n’est évidemment pas une épopée, une œuvre littéraire, pas une œuvre littéraire ! Les honneurs sont rendus au mort dans des pages exceptionnelles de densité qui précipitent la satisfaction de tous : des funérailles décentes, enfin, celles de Denis Janvier “que la justice de son pays lui refusait”.

Chacun son tour n’est évidemment pas un roman de Musso ou de Lévy que l’on avale dans une gare ou à la plage. La vertigineuse concaténation de la narration déroutera peut-être le lecteur pressé. Les structures narratives, l’écriture fragmentaire, la haute culture littéraire affleurant à toutes les pages, l’amour des mots rares, perdus, le patois qu’il soit gaélique ou normand, les dialogues truculents, font de cette œuvre ébouriffée un bijou dans le paysage littéraire actuel.

La joie au bout du voyage

Il y a contre toute apparence un grand ordre dans ce désordre romanesque, une haute vision du monde et de son temps, un bel amour des êtres et de la nature. Si le récit quelque peu élitaire sort des sentiers battus, il reste à chaque page plaisant et touche bigrement son but : celui du roman qui ne moralise pas mais fait réfléchir joyeusement dans un argumentaire cocasse et léger. Il faut y plonger. Apprécier lentement. Méditer ainsi sur la désincarnation en cours. C’est maintenant le moment favorable pour en saisir tout le suc.

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EXTRAIT

« Tout allait finir là pour moi ? »

Gaspard-Marie Janvier, Chacun son tour, Fayard, p. 299.

Un ange passe

(Le lecteur entre dans le flux de conscience d’Albertine la narratrice prise d’un mal de mer mortifère dans la tempête)

“Était-ce donc possible ? Tout allait finir là pour moi, souillée dans des draps malodorants sans revoir le jour clair ? et par quel bout ce vaisseau fantôme coulerait-il ? Où pénètrerait l’eau du supplice ? Perçant le hublot à grand fracas ? Giclant par un dessous de porte, s’immisçant subrepticement par une fissure de paroi ? Verrais-je le niveau monter inexorablement dans l’aquarium, serais-je assommée avant de m’abolir dans l’immensité ? Et quelle justice discerner là ? Pure force, pure force de mer, dont l’unique but, si tant est qu’elle en eût un, ne pouvait être que de nous assener une belle leçon de néant. Et tout ça pour convoyer un cadavre qui n’a rien demandé à personne et se serait satisfait de reposer où on le pose.”