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Un pape sans masque dans le “Grand Théâtre du monde”

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Décryptage | Hélène Bodenez

Dans le flot des analyses qui submergent le fidèle croyant comme le non croyant, il est une idée qui revient lancinante et empoisonnée, celle que Karol Wojtyła, ayant aimé dans sa jeunesse le théâtre, aurait été en tant que pape un magnifique acteur, un splendide comédien. L’auteur de La Boutique de l’orfèvre, le meneur clandestin du Théâtre rhapsodique de Cracovie, n’aurait en réalité su qu’exploiter un don artistique génial et l’aurait utilisé pour imposer sa foi aussi robuste qu’inébranlable. Cette manière de voir la représentation de Jean-Paul II sur le ” grand théâtre du monde”(1) ne me paraît pas juste.

Ces points de vue largement partagés, et en tout cas repris systématiquement dans une presse de la répétition, ne permettent pas d’entrer dans le génie propre de celui qui n’a fait de sa vie ni une esthétique, ni réalisé avec succès la mise en scène de sa vie. Celui qu’on nomme déjà Jean-Paul II ” Le Grand ” vivait du psaume qui chante : “Habite la Terre et reste fidèle” (Ps, 37-36).

La fabrique des émotions

Certes, chacun reste tributaire de la grande analyse de Diderot sur Le Paradoxe du comédien écrit en 1773. Le comédien est l’homme de la technique du dédoublement, technique vue comme instrument permettant de programmer en toute lucidité la fabrique des émotions : ” C’est qu’avant de dire : “Zaïre, vous pleurez !” ou “Vous y serez ma fille”, l’acteur s’est longtemps écouté lui-même ; c’est qu’il écoute au moment où il vous trouble, et que son talent consiste non pas à sentir, comme vous le supposez, mais à rendre si scrupuleusement les signes extérieurs du sentiment que vous vous y trompiez.” Dans ce texte majeur développant l’une des grandes théories de l’illusion théâtrale, ressort une idée originale concernant évidemment le jeu d’un personnage. Le comédien selon Diderot  « n’est pas le personnage, il le joue, et le joue si bien que vous le prenez pour tel : l’illusion n’est que pour vous ; il sait bien, lui, qu’il ne l’est pas. »

 

Appliquée au pape Jean-Paul II, cette conception a de quoi choquer, de même qu’est choquant tout amalgame entre liturgie et théâtre, toute confusion entre sermon et rhétorique ; la frontière est mince, il est vrai. On ne manquera pas de remarquer que les affirmations réitérées et vite relayées d’un Jean-Paul II  “bon acteur “, ” bon chanteur ” même, sont bien souvent associées aux thèses selon lesquelles les gestes et les images du pape ont été, certes, très forts, mais qu’au fond, il  aurait en réalité profond décalage entre l’image et le discours. La transmission du message ne serait pas bien passée.

 

Vicaire du Christ


Rien de plus faux. Rien de plus subversif également pour discréditer celui qui n’a eu aucun dédoublement, qui n’a jamais souscrit au mensonge théâtral, en tout cas pendant ces années où, ministre du Seigneur, de simple prêtre à pape, il a servi l’autel sans jamais faire alliance avec la scène, lui qui pourtant l’avait tant aimée. Reconnaître avec admiration le succès de Jean-Paul II dans les médias ne doit donc pas consister en un raccourci hâtif d’un homme habile de l’image et soucieux de communication, parce que l’homme évoluait tellement à l’aise sur les super stades des JMJ.

 

En fait, le succès du pape, et les jeunes ne s’y sont pas trompés, tient essentiellement à sa conformité, conformité au Christ vrai homme, que Jean-Paul II a vécue non pas comme une seconde peau mais comme une union profonde, une communion qui laissait une place de latence quasiment nulle entre son maître et lui. Tout le contraire précisément du Paradoxe !

 

Cette communication était telle que notre Vicaire du Christ(2) laissait voir ce Christ à travers lui mais d’une manière quasi substantielle et non pas dédoublée comme le fait légitimement le comédien à l’égard de son personnage. Pas de jeu, pas de stratégie, pas de construction en Jean-Paul II, pas de personnage mais une personne humaine traversée par le Christ, transformée par le Christ, et qui peut livrer à tous ceux et à toutes celles qui voudraient faire toujours plus aimer, sans le défigurer. Nous voilà arrivés à un autre niveau.

 

Spirituel évidemment, avec sa dose d’incompréhension et d’irréductible pour les « sages et les savants » que leur science aveugle.  Spirituel, lourd d’une évidence sûre pour les « tout-petits » (cf. Mt, 11, 25-26) habités par le sens de la Foi. Spirituel, parfaitement incarné, où les actes révèlent la foi, où l’être rayonne de Celui qui est Lumière et Amour.

 

In persona Christi


Aucune hypocrisie (du grec hupokrisis, « jeu de l’acteur », « faux-semblant ») donc, « ce vice à la mode » (3) décrit par Molière pour attaquer les faux dévots, ces hommes pseudo-religieux des actes sans la foi (Jn 2,18)

Jean-Paul II n’a porté aucun masque, ne s’est rehaussé d’aucun cothurne et s’est livré tel qu’en lui-même Dieu l’a voulu au monde assoiffé de vérité. Monde, et pas public. Le grand pape qui vient de nous quitter ne nous a pas invités seulement à des communions humaines et fraternelles, mais à une communion spirituelle, l’espace d’une pièce de sacré qui dure bien plus que le temps d’une représentation. Il a mis le feu aux cœurs qui vibraient à son témoignage, témoignage qui est allé jusqu’au bout, jusqu’au sang versé. Sang versé de celui qui n’a pas joué mais aimé en personne et en acte.

 

*Hélène Bodenez est professeur de lettres à Saint-Louis de Gonzague (Paris)

 

Notes

1. L’expression renvoie à une conception traditionnelle du monde vu comme théâtre , et qu’un Calderon, au Siècle d’or espagnol a particulièrement développée ; ainsi que Shakespeare d’ailleurs, à peu près à la même époque, dans u théâtre élisabéthain particulièrement riche.