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Soljenitsyne : La presse dans “le Déclin du courage”

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Prononcé à Harvard le 8 juin 1978 par Soljénitsyne, le Déclin du courage ne mâche pas ses mots en direction des couches dirigeantes et intellectuelles dominantes, notamment de la presse. Ce géant prophète tel que l’ont nommé certains journalistes à sa mort, s’élevait contre la désertion du courage en Occident. En plein débat concernant le Mur des cons ou de l’étouffement de la rébellion sociale des Manifs pour tous, il est sans doute salutaire de chercher force auprès de grands résistants. “Faut-il rappeler que le déclin du courage a toujours été considéré comme le signe avant-coureur de la fin?” Extrait : H.B.

Une presse pour dire quoi ?

La presse (j’emploie le mot « presse » pour désigner tous les mass media) jouit naturellement, elle aussi, de la liberté la plus grande. Mais comment en use-t-elle ? Nous le savons déjà : en se gardant bien de transgresser les cadres juridiques, mais sans aucune vraie responsabilité morale si elle dénature les faits et déforme les proportions. Le journaliste et son journal sont-ils vraiment responsables devant leurs lecteurs ou devant l’Histoire ? Quand il leur est arrivé, en donnant une information fausse ou des conclusions erronées, d’induire en erreur l’opinion publique ou même de faire faire un faux pas à l’État tout entier — les a-t-on jamais vus l’un ou l’autre battre publiquement leur coulpe ? Non, bien sûr, car cela aurait nui à la vente. Dans une affaire pareille, l’État peut laisser des plumes – le journaliste, lui, s’en tire toujours. Vous pouvez parier qu’il va maintenant, avec un aplomb renouvelé, écrire le contraire de ce qu’il affirmait auparavant.

La nécessité de donner avec assurance une information immédiate force à combler les blancs avec des conjectures, à se faire l’écho de rumeurs et de suppositions qui ne seront jamais démenties par la suite et resteront déposées dans la mémoire des masses. Chaque jour, que de jugements hâtifs, téméraires, présomptueux et fallacieux qui embrument le cerveau des auditeurs — et s’y fixent ! La presse a le pouvoir de contrefaire l’opinion publique, et aussi celui de la pervertir. La voici qui couronne les terroristes des lauriers d’Érostrate ; la voici qui dévoile jusqu’aux secrets défensifs de son pays ; la voici qui viole impudemment la vie privée des célébrités au cri de : « Tout le monde a le droit de tout savoir » (slogan mensonger pour un siècle de mensonge, car bien au-dessus de ce droit il y en a un autre, perdu aujourd’hui: le droit qu’a l’homme de ne pas savoir, de ne pas encombrer son âme créée par Dieu avec des ragots, des bavardages, des futilités. Les gens qui travaillent vraiment et dont la vie est bien remplie n’ont aucun besoin de ce flot pléthorique d’informations abrutissantes).

La presse est le lieu privilégié où se manifestent cette hâte et cette superficialité qui sont la maladie mentale du XXe siècle. Aller au cœur des problèmes lui est contre-indiqué, cela n’est pas dans sa nature, elle ne retient que les formules à sensation.

Et, avec tout cela, la presse est devenue la force la plus importante des États occidentaux, elle dépasse en puissance les pouvoirs exécutif, législatif et judiciaire. Pourtant, voyons: en vertu de quelle loi a-t-elle été élue et à qui rend-elle compte de son activité ? Si, dans l’Est communiste, un journaliste est ouvertement nommé comme tout fonctionnaire — quels sont les électeurs de qui les journalistes occidentaux tiennent leur position prépondérante ? pour combien de temps l’occupent-ils et de quels pouvoirs sont-ils investis ?

Enfin, encore un trait inattendu pour un homme venu de l’Est totalitaire, où la presse est strictement unifiée : si on prend la presse occidentale dans son ensemble, on y observe également des sympathies dirigées en gros du même côté (celui où souffle le vent du siècle), des jugements maintenus dans certaines limites acceptées par tous, peut-être aussi des intérêts corporatifs communs — et tout cela a pour résultat non pas la concurrence, mais une certaine unification. La liberté sans frein, c’est pour la presse elle-même, ce n’est pas pour les lecteurs: une opinion ne sera présentée avec un peu de relief et de résonance que si elle n’est pas trop en contradiction avec les idées propres du journal et avec cette tendance générale de la presse. /A. S.