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Revue de presse : Alain Rémond “Le monde est leur marelle”

marianneAlain Rémond

Ce qui rend heureux, quand on marche dans la rue, ce sont les enfants, c’est de voir les enfants. La rue est pleine de gens pressés, qui marchent sans rien voir, sans rien regarder. Des gens importants, avec la tête de gens importants s’occupant de choses importantes. Ou bien des gens fatigués, avec la tête de gens qui ont plein de soucis, plein de problèmes, qui n’arrivent plus à s’en sortir. Des gens qui n’ont pas le temps, qui font juste gaffe aux vélos, aux rollers, aux voitures, pour aller on ne sait où, occupés à faire on ne sait quoi. Et puis il y a le bruit, les voitures, les bus, les scooters, les Klaxon, les sirènes des pompiers, des policiers, des ambulanciers, tout ce bruit qui nous tue les oreilles, qui nous mange la tête. Et les trottoirs encombrés de sacs-poubelle, de cartons, de matelas, de meubles en morceaux, tout ce sans-gêne des gens qui se débarrassent de ce qui les embarrasse en le jetant à la rue, tant pis pour les passants. La rue est un combat. 

Heureusement, il y a les enfants.  Ils marchent la tête pleine de rêves, pleine de jeux, pleine d’histoires. Ils marchent en dansant, en faisant des pas de danse. Ou ils galopent comme des chevaux sauvages, car ils sont vraiment, dans leur tête, dans leur corps, à cet instant précis, des chevaux sauvages. Ils sautent à cloche-pied, le monde est leur marelle. Ils jouent à éviter, selon un rituel mystérieux, tel bout de trottoir, tel rectangle de pavé, avec le plus grand sérieux.  

Car ce qu’ils évitent, ce sont des gouffres, des abîmes, des précipices. Ou bien les oubliettes d’un château maléfique. Ils ont cet âge béni entre tous où l’on croit dur comme fer aux jeux que l’on invente, où l’on peut dire « On serait des cow-boys et des Indiens » et on l’est instantanément, par un coup de baguette magique. Chaque jour, je les vois escalader un petit muret surmonté d’une grille, ils s’accrochent à la grille et marchent le long du muret, en regardant le vide au-dessous d’eux (60 cm, au moins) comme s’ils franchissaient un torrent furieux sur une passerelle de lianes. Leurs mamans sont pressées, elles disent « Ne monte pas là-dessus, on n’a pas que ça à faire », mais les enfants montent sur le muret, s’accrochent à la grille et vont jusqu’au bout, affrontant tous les dangers en avalant leur salive, comme si leur vie était en jeu. Depuis des années, je vois des enfants monter sur ce muret, chaque génération passant le relais à la suivante, comme si c’était un rite d’initiation connu d’eux seuls, transmis secrètement, mystérieusement. Et je ne me lasse pas de regarder ces explorateurs bravant le danger, pleins de courage, fiers et heureux comme des héros quand ils sautent sur le trottoir, au bout de la terrible épreuve. Ils nous donnent le courage de croire à nos propres rêves.

J’aime les voir chantonner, les plus petits ânonnant les comptines apprises à l’école maternelle, les plus grands reprenant un refrain à la mode, juste pour le plaisir, juste pour le bonheur de chanter, sans s’occuper des gens sérieux qui marchent à toute vitesse. J’aime entendre leurs discussions, au retour de l’école. Comme cette petite fille lançant à la cantonade, toute fière : « Moi, quand je serai grande, j’aurai un appareil dentaire ! » (Et je me souviens qu’au même âge je disais, dans la cour de l’école : « Moi, quand je serai grand, j’aurai des lunettes »…) Ce monde est si grave, si sérieux, il se prend tellement au sérieux, les enfants sont l’antidote à tout ce qui pèse sur nos vies, à tout ce qui bouche notre horizon. Ils sont comme un viatique pour affronter la vie, une perfusion de grâce, une leçon de légèreté. Je ne me lasse pas de regarder les bébés, dans leurs poussettes ultramodernes, absorbés par le spectacle de leurs mains qui bougent à volonté, miracle sans cesse recommencé. J’aime les enfants quand ils s’arrêtent d’un seul coup, occupés à regarder, toutes affaires cessantes, une feuille poussée par le vent et leur maman leur dit : « Dépêche-toi, on est pressés », mais rien n’est plus important au monde que cette feuille poussée par le vent.

Voilà à quoi je pense, en cette campagne électorale, la tête occupée par les titres des journaux, les derniers sondages, les échos, les petites phrases, les manœuvres, les polémiques. Je me dis que nous sommes censés choisir le monde dans lequel nous voulons vivre. Quelle société, quelle vision de l’homme, quels espoirs, plus ou moins raisonnables. Je doute que tous ceux qui imaginent ce monde et qui se battent comme des chiffonniers pensent beaucoup aux enfants, aux rêves des enfants. C’est pourtant dans ce monde-là qu’ils vont vivre, ces enfants qui sautent à cloche-pied, qui dansent sur le trottoir, qui chantonnent des comptines. Bientôt (bien trop vite) viendra l’âge où l’on perd, d’un seul coup, le secret du jeu, où l’on ne croit plus à la parole magique « On serait des cow-boys et des Indiens », où le monde se fera dur et où ce sera si dur de se faire sa place. C’est pour eux, c’est pour les enfants que nous sommes censés choisir le monde que nous voulons.

Alors il faudrait écouter leurs chansons, leurs petites histoires, les rêves qu’ils se murmurent à eux-mêmes, il faudrait les regarder escalader le muret et s’accrocher à la grille, il faudrait ne jamais oublier l’enfant que nous étions, voilà tellement longtemps. Et qui frappe à notre porte en disant, de sa voix d’enfant : « Dis, tu te souviens de tes rêves ? »   A.R.

 

Paru dans Marianne, n°780, semaine du 31 mars au 6 avril 2012, rubrique “FAUT VOIR”, p.138.  Alain Rémond a écrit, entre autres, Chaque jour est un adieu (Le Seuil, 2000). Il écrit une chronique hebdomadaire pour le journal Marianne, une chronique quotidienne pour La Croix.