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Quel trésor ! de Gaspard-Marie Janvier ? le bel enchantement

Quel trésor !

Le vent souffle sur le livre un air qui chante et nous enchante. Paru chez Fayard, le nouveau roman de Gaspard-Marie Janvier, Quel trésor !, hisse haut les voiles du plaisir de lire, borde à chaque ligne ses phrases énergiques qui vous lancent heureux vers la facétie finale. Le vigoureux point d’exclamation du titre avait tout de suite bien secoué, lancé comme un assaut. Ils auront sans doute quelque mal cette fois-ci, nos critiques, à rendre compte de cet événement de rentrée littéraire, sans tout lire, sans lire jusqu’au bout, sans même relire ! Car la nouvelle fiction de notre aventurier de romans ne s’éclaire vraiment que par la fin, faisant scintiller un sens simple et risqué. La lecture devient navigation. Voici que le livre s’est fait carte et trésor à la fois, carte faisant rêver « plus qu’un sonnet ».

 Le pari de ce livre ? de ces livres ? de cette mémoire foisonnante ? Ressusciter le grand trésor des romans qui fendait crânement la mer d’un certain plaisir culturel. Les Long John Silver de L’Île au trésor, Robinson de Robinson Crusoé, père Mapple de Moby Dick bien sûr, mais peut-être aussi personnages des nouvelles comme celle magistrale de Stevenson Les Gais-Lurons  [1] et … tous les autres ! En cela, la faillite de la maison d’édition en ouverture du roman semble tout un symbole. Le père enterré, le fils-narrateur ne devait-il pas vivre le changement d’ère imposé ? rien moins que la mort du livre et de la couleur des mots ? Y aurait-il là comme une fin de voyage annoncée pour les romans ? Non, pas de panique, les ris de résistance aux forts vents contraires sont pris. L’imagination gonfle à nouveau la grand-voile. Avec pintes de bière pour cordial. Ale d’or si possible. Dive bouteille et vent, on le sait depuis des temps immémoriaux, fortifient l’inspiration. Pas si terrible alors le naufrage annoncé puisqu’une riche épave flotte encore, grosse de tant d’aventures, où l’art du récit atteint des sommets de poésie.

 Tout relate, tout rutile d’histoires dans Quel trésor ! Les personnages bien sûr, parlent, racontent, certains dans une langue rauque, rude, concrète, sans vous « prendre le chou ». Le phare épique de Skerig semble dire. La pluie fait entendre ses voix, racontant légendes, chantant mélopées cadencées. Pas d’auteur [2], seulement un traducteur, porte-plume d’un « monteur de paraboles », aède pittoresque nommé McGriogair [3] dont la « capacité à affabuler », à faire « gober » des histoires, « histoires à faire dormir au placard » le rend éminemment humain. « La vie n’est pas si drôle qu’il faille s’en tenir au discours des faits. Un peu de mousse, une dose d’humour, quelques images, la voilà soudain beaucoup plus acceptable, pour tout dire, attrayante ».

 Trois grands moments structurent la fiction, chacun composé fort différemment. Ils font entendre les voix de l’imagination au travail, un « je » polymorphe, celui de Blair, de McGriogair, d’un certain Gaspard. « Ruses narratives » comme celles de Stevenson ? En tout cas, angles de vue différents, contradictoires parfois, en vue d’une même révélation qu’il faut taire ici pour ne pas gâcher le plaisir. Multiplicité de narrateurs dans la narration principale, présentant, brouillant, oubliant, déformant, métamorphosant, annonçant la suite en prolepses, remontées d’histoires et intrusions, toutes plus ludiques qu’omniscientes. Le lecteur avait peut-être oublié cette façon de se laisser « blouser » par un récit, « d’être pris dans les mailles d’une aventure ». Désuet ? pas si sûr. C’est pour cela qu’il s’enthousiasmera sans doute pour ce roman d’aventure, qu’il consentira si bien à « participer depuis son fauteuil à une chasse au trésor endiablée, dont chaque embûche semble adroitement disposée par l’auteur pour être dissipée dans la pirouette finale. »

 L’action est-elle à esquisser ici ? Le rabat de la couverture en dit assez pour être alléché ; pour ceux qui seraient quelque peu égarés dans ce fol imbroglio, aucune crainte, tabler à la fin sur le récapitulatif de l’intrigue [4] avec ses airs de solution facile au problème. Disons plutôt que Quel trésor ! est somme d’aventures, ou mieux encore paroles données à des personnages. Avec comparaison étonnante, à la fin, des personnages de fiction à ceux de la réalité. Avec confrontation osée du conteur avec ses personnages. Le lecteur se rend à l’évidence, il y a tricherie sur le caractère : « Les personnages du vieux Gregor pouvaient être réels, ils vivaient dans une fable. »

Ça cocotte bon le mystère

 Quel trésor ! vous emporte nécessairement vers une contrée à part, préservée, aux îles Hébrides, là où les avions atterrissent sur la plage en pleine nuit, en plein brouillard, où la tolérance religieuse entre presbytériens et catholiques, papistes et antipapistes, est modèle d’intelligence, où la réconciliation permet de ne jamais exclure, où les normes bruxelloises sont d’emblée caduques, où l’art du jeu unit les générations, où l’on a de « vrais amis », où les tempêtes exultent, où « ça cocotte bon le mystère », où le curé devient barman après les enterrements…

 Car des enterrements, il y en a avec tous ces morts qui vous arrivent à la file. Un au tout début, un autre à la toute fin du roman. Ces cérémonies donnent la direction de l’aventure sans cesse recommencée, transmettent l’héritage « aux fils de leur père ». Si la mort omniprésente mène aux questions essentielles c’est sans tragique, on ne l’esquive pas, on lui fait surtout des pieds de nez goguenards pour la laisser à sa juste place, « la mort navigue dans la mort, et n’a souci du vif ». Á ce titre, l’oraison funèbre finale de l’impayable père Mapple au chuintement comique fait évidemment partie des grandes scènes du livre à l’instar de son homélie liminaire où le Christ revenant comme un voleur est vu « chasseur de trésor qui vient nous ravir les biens auxquels nous nous attachons avidement. » Face à la mort, face à l’ultime, un parti pris de vie où l’humour carnavalesque profite de la situation, n’attend pas de circonstance conforme. L’essentiel est dit alors : Au cimetière, le trou est prêt !, avec son corollaire « Mais de quoi le remplirons-nous, ce trou ? » Tout est dans cette question insolente, ô combien concrète, qui amène à se poser l’autre question, celle de la réalité du trésor.

 Volatile, le mot rebondit heureux dans le récit. Il s’agit, naturellement au premier degré de sens, du trésor ibérique, non de milliers de bouteilles de whisky mais des ducats rutilants d’une vieille histoire, ceux du naufrage d’un des vaisseaux de l’Invincible Armada perdu peut-être dans les Gais-Lurons dansants et chantants. L’on glisse pourtant très vite vers plus abstrait, loin des richesses matérielles vers la notion évangélique du trésor du cœur mais aussi de retraite ainsi que la vit Blair à Fara après sa faillite. Volé aux morts, le trésor peut néanmoins être tragique et transmettre la poisse, être absurde quand il est virtuel telle la fortune de Microft. Peut-être encore, les ironiques lettres de la carte tant convoitée, SD, renvoyant au stockage du trésor, pourraient-elles également signifier, non Sainte Dalle, non Santa Dona, mais Sainte Dame, la Vierge polychrome trouvée en lieu et place de richesse cliquetante, au grand dépit de nos chercheurs d’or, disciples de John Knox. La Vierge Marie, le trésor ? « Ah, la perversité catholique ! »

G.M.J. – nouveau Sancho Panza sur son âne [5] ? – peut bien vouloir se cacher, s’effacer, jouer de l’anonymat comme d’une nécessité romanesque, le « je » virevoltant de son roman nous suffit quand il voit si bien le monde, observe les visages, connaît, transfigure les hommes avec tant de sensibilité. Il chante sa petite troupe hébridéenne – l’auteur de la gibelotte, le conteur de Kishorn ou Melchior en kilt, le comanche, le togé de Cambridge, l’homme aux oreilles de Mickey, l’abbé barman, le presbytérien sacristain catholique – en une langue qui ne joue jamais la poseuse. Pas d’explications. Pas d’argumentation. Pas d’apologétique. Beaucoup de jeu. Mais quelle profondeur, quelle maîtrise ! Les mots jaillissent, se dégèlent, pétillent plus vivants que jamais, trésor de la langue française pour une poésie explorant humblement et l’air de rien un bout de l’énigme du monde.

H.B.

Parution : 22 août 2012

EXTRAIT

« La langue, mémoire de l’intelligence humaine emmagasinée dans un lieu »

Gaspard-Marie Janvier, Quel Trésor !, Fayard, pp. 156-157.

Livre deuxième

Le sauvetage

(C’est McGriogair qui parle)

« Il faut apprendre à parler une langue qui ne se réduise pas à une monnaie d’échange asservie à la communication, une langue qui exprime une mémoire de l’intelligence humaine dans un lieu, dans un milieu. Qu’on change le milieu, tout est à recommencer. J’ai derrière moi des générations de highlanders. Mes ancêtres ont appris la vie sur ces terres dures, hostiles, magnifiques. Ils furent rois, et parias. Enfants de la brume, capables de s’évanouir dans la lande à la vue d’un uniforme, ils furent chassés, persécutés, privés de nom pendant deux siècles – ce qui donna une multitude de « Greg », de « King », de « Black », de « Whyte » que l’on trouve aujourd’hui dans l’annuaire téléphonique. Ils forgèrent un langage dur, parfois hostile, magnifique qui parle encore entre mes lèvres. L’anglais de Blair a la superficialité d’une langue de colons et de collaborateurs. Cela va bien pour dialoguer entre colons et collaborateurs qui ne cessent de camoufler la brutalité de leurs appétits derrière les boursouflures de leur phrasé. Mais il ne suffit pas de régurgiter ses glandes au fond de la bouche pour parler à des hommes, qui ont subi la domination, qui en ont acquis une résistance peu commune, à l’occasion déloyale, parfois criminelle, aussi admirable que détestable. »   


[1] Robert Louis Stevenson, « Le prisonnier d’Édimbourg et autres récits », Édition établie et présentée par François Rivière et Emmanuel Roussel, Bouquins, Robert Laffont, mai 2012.

[2] « …mais les auteurs, ah ! les auteurs, quelle barbe ! » p. 26.

[3] Conservateur du patrimoine, fonctionnaire pendant quarante ans.

[4]  p. 296-298 ou encore p. 353

[5] L’âne surnommé d’abord De-guerre-lasse…se nomme finalement Majestine, p. 289-290. Très beau passage.