“La Ligne bleue” d’I. Betancourt : le malheur a une histoire
Le bonheur chatoierait-il d’une couleur spécifique comme les voyelles de Rimbaud ? Lui si complexe à poursuivre, si impossible à retenir, fuyant toujours plus à mesure qu’on s’en approche, se contenterait-il de la teinte primaire que lui assigne Ingrid Betancourt dans son premier roman, entreprise très attendue après la splendide réussite de son livre témoignage Même le silence a une fin (Gallimard, 2010) ? Le narrateur de La Ligne bleue le croit dès les lignes d’incipit comme le croiront également Mia et Théo lors d’un moment d’exception à la fin de l’histoire, juste avant la mort. « Bleu et lisse » comme le ciel. Bleu que ne vient troubler aucun nuage, aucune ombre. « Elle contemple l’azur au-dessus de son érable. Le bonheur est bleu. Horizon bleu, eau bleue. » Ainsi s’était ouvert le roman. L’on n’est pas loin du cliché… Déception.
Page turner impeccable
Tous les ingrédients pour réussir un succès de librairie à la Guillaume Musso ou à la Patricia Cornwell sont réunis. Construction comme un polar américain, à moins que ce ne soit comme un scénario de film, avec une histoire fragmentée en plusieurs époques, plusieurs points de vue, riche de flashbacks. Chaque chapitre titré se termine sur un suspens qu’on reprendra trois ou quatre chapitres plus loin. La Ligne bleue s’apparente ainsi à un page turner tant les pages se tournent effectivement d’elles-mêmes, tant les lignes s’avalent, fortes de cette construction efficace qui vous entraîne de 1962 à 2006 en passant par l’année charnière de 1974 et la mort du père Mugica dans une temporalité loin de toute linéarité. Des tuilages impeccables comme par exemple la réplique leitmotiv de Théo qui assène fanatiquement sa différence « Nous ne sommes pas comme cela » permettent de s’orienter sans peine. Les thèmes du roman flirtent quant à eux avec des thèmes en vogue et qui plairont comme la voyance et la prémonition se mêlant savamment à l’aventure et à l’amour, les portant même. Pas de poésie mais un style bref, laconique presque minimaliste avec ces phrases sujet/verbe qui s’enchaînent sans fioriture. « Julia partira, la maison et les fleurs resteront. » Le récit se veut alerte comme si la fameuse collection blanche de Gallimard s’adaptait déjà au format de la liseuse numérique qui impose évidemment son style.
Julia, c’est l’héroïne du roman. Elle est dotée du pouvoir de voir certains événements à l’avance, se sert de ce don pour essayer de sauver la vie de ceux qu’elle aime : sa sœur Anna qu’elle sauve bel et bien de la noyade, Adriana et Théo qu’elle fait évader en même temps qu’elle de la terrible geôle où la torture aurait eu raison d’eux sinon. Mais aussi le père Mugica, averti pourtant, et qu’elle ne peut extraire à son assassinat programmé. Jusqu’au dernier de ses « voyages » – comme elle appelle ses transes vers un autre niveau de réalité – qui n’aboutira pas selon ses vœux, mais jouera paradoxalement tout son rôle prophétique dans la vengeance que cherche Théo, Montonero humilié à jamais par l’indignité subie. Les sinistres sbires de la dictature militaire des années soixante-dix en Argentine devaient payer la mort de Gabriel, du frère non violent, victime innocente d’une barbarie innommable.
Folie ? Excentricité ? Crise nerveuse ? Troisième œil ? En tout cas, Julia voit. Et le lecteur omniscient voit ce que Julia voit et surtout prévoit à travers les yeux de sa « source ». Cascade narrative opérante. Une fois le don spécial de Julia expliqué, décrypté, l’aventure peut commencer : avec le massacre d’Ezeiza en 1973, étape d’un plan d’extermination des trotskistes, le contexte idéaliste d’une jeunesse de gauche est posé, posé autour de la figure du père Mugica qui « parlait de justice sociale » soutenant que « la lutte armée était un piège et que seule l’action démocratique pouvait venir à bout de la mainmise militaire ». Face à Julia qui l’enjoint de se protéger, il rétorque : « Je n’ai pas peur de mourir. J’ai plus peur que mon évêque m’expulse de l’Église. » Le livre se veut bel hommage de figures courageuses tels ces prêtres pour le Tiers-Monde dénonçant au péril de leur vie les exactions de la junte. La répression anticommuniste, celle d’El Cabo Pavor ou celle d’El Diablo, à Castelar ou à la Mansión Seré, s’abat avec une rare violence sur le groupe d’amis et de frères d’une même cause. Théo, chef de réseau, pâtira le plus, mais rien non plus ne sera épargné aux femmes, toutes jeunes filles ou femmes enceintes. Julia accouchera du fils de Théo en prison. Il s’agit de chercher à faire mémoire à travers ces vies massacrées narrées, vraies quoiqu’elles soient fictives : elles ont nom Rosa, Paola, Adriana et bien sûr Julia. Les détails crus des tortures passent l’imagination. À sa manière Ingrid Betancourt romancière participe à la vulgarisation du regroupement des témoignages collectés par le « Service d’Anthropologie » l’élevant romanesquement au rang de devoir de mémoire. Ces pages les plus nourries, parmi les plus dures du roman, se livrent aussi comme les plus captivantes. Lire La Ligne bleue c’est alors connaître des faits et faire corps avec une souffrance qui a bien sûr moins besoin de consolation que de reconnaissance.
Best-seller pour l’été ?
On a du mal malgré tout à voir dans ce roman efficace où les débats de fond sont escamotés (1) le beau style de Même le silence a une fin. Le premier roman de l’ex-prisonnière des FARC révèle au contraire une évolution inattendue : l’écrivain n’entend pas écrire un roman comme elle avait écrit un témoignage. Sacrifiant sans doute aux codes des éditeurs qui veulent vendre, l’écrivain offre un opus irrégulier fait d’une action certes nerveuse mais porté par un style plat aux phrases proches pour certaines de maximes éculées. Rançon d’une nouvelle efficacité imposée à l’heure du livre papier malmené ? Peut-être. On s’en veut en tout cas d’émettre cette critique à l’encontre d’une personnalité hors-pair qu’on admire tant et qu’on a écoutée avidement présenter son livre sur les plateaux de télévision et de radio. Mais c’est ainsi. La Ligne bleue – après La Ligne verte de Stephen King – sera sans doute un succès de librairie, un livre peut-être même numéro un dans les listes de livres à lire cet été – et il faudra le lire – mais marquera-t-il son temps d’un point de vue littéraire ? Sans doute pas. H.B.
(1) On cherche vainement la spiritualité et le pardon dont parlent toutes les chroniques à propos du livre.
- Auteur : Ingrid Betancourt
- Éditeur : Gallimard
- Année : Juin 2014
- Nombre de pages : 355 pages
- Prix : 19,90 €
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Écouter sur le site de France Inter “Jour de Fred” consacré à La Ligne bleue