Mylène Farmer : L’ombre rançon
« À l’ombre » Le dernier titre de Mylène Farmer marque une fois de plus la chanson française de sa bizarrerie. « Le beau est toujours bizarre » lançait Baudelaire. Mais le bizarre l’est-il toujours, beau ? La vidéo qui promeut « À l’ombre » met mal à l’aise malgré son esthétique très soignée et l’on redoute ces longues minutes sur lesquelles nos adolescents vont danser sans y penser.
On y voit entre autres plans de loups et du visage de Mylène Farmer un homme qui s’englue de glaise et de peinture dans une monstruosité à la Goya. Le tout sur fond noir, gris et blanc, rouge. C’est digne d’une peinture expressionniste. C’est très bien fait. La chanson s’embarque sur une thématique littéraire et philosophique intéressante, l’ombre, symbole de ce « diable qui harcèle » : « À l’ombre, risquer de n’être personne… À l’ombre on se coupe de soi-même… on s’arrache ainsi au ciel ».
Faustiennes, ces paroles font penser à un petit conte philosophique instructif, L’étrange histoire de Peter Schlemihl. L’autrichien Chamisso y raconte l’histoire d’un homme qui troqua son ombre à un « homme en gris » contre la Bourse de Fortunatus, bourse ne se vidant jamais. Très vite le voilà riche, mais le voilà également homme sans ombre, homme sans identité, homme obligé de vivre la nuit dans cette ère sans soleil, homme marginal que ne peut pas épouser la femme qu’il aime. Une seule solution : se couper des liens mauvais. En désir d’ombre, Peter rencontre de nouveau l’homme en gris, lui réclame son ombre estorquée, veut lui rendre la Bourse. Mais le pacte est scellé : pour toute réponse, en échange de cette ombre désirée, l’homme en gris, cet avatar du diable, lui réclame davantage encore, l’enjoint de lui donner son âme. Abusé une fois, le héros, Peter Schlemihl ne se laisse pas tromper deux fois et refuse. Il jette la Bourse dans un gouffre. Il restera donc un homme sans ombre mais riche d’humanité, de son âme. Il ne va pas jusqu’au point de rupture ultime le don total de lui-même au Prince des Ténèbres, menteur dès l’Origine. Sa vie marginale sera malgré tout des plus belle. Il finit sa vie florissante voyageant par le monde faisant le bien, mécène d’un hospice.
Peter ou le refus de l’ombre pour la lumière, ou le refus de converser avec qui enserre son âme, avec ce Singe qui susurre son désespoir comme Mylène Farmer à l’oreille de ses fans : « Nos cœurs ont vu trop grand… Pourras-tu dire que l’amour est suffisant ? » ! H.B.