L’ogre Sephora veut avaler le temps protégé des salariés
Mise à jour lundi 13 janvier, 11h45.
Travail de nuit, travail le dimanche : Sephora (groupe LVMH) ne désarme donc pas et déploie toute sa puissance juridique pour obtenir gain de cause. La Cour de Cassation vient en effet de renvoyer au Conseil Constitutionnel deux questions prioritaires de constitutionnalité (QPC).
Maître Lecourt, avocat au barreau de Pontoise, répond à nos questions et nous aide à comprendre les enjeux complexes des deux questions.
Travail de nuit
Quel est le nœud du problème posé par la première QPC ?
La première QPC sur le travail de nuit remet en cause le caractère suffisamment précis de la Loi dans sa définition du travail de nuit qui figure à l’article L.3122-32 du Code du Travail : « Le recours au travail de nuit est exceptionnel. Il prend en compte les impératifs de protection de la santé et de la sécurité des travailleurs et est justifié par la nécessité d’assurer la continuité de l’activité économique ou des services d’utilité sociale. »
Selon la thèse de l’employeur, il n’est pas possible à la lecture de ce texte de distinguer entre les activités pour lesquels un employeur peut être autorisé à faire travailler ses salariés la nuit et celles qui ne le sont pas.
De la sorte, le Législateur, en renvoyant le contenu de la définition au juge n’aurait pas assumé son rôle totalement en laissant trop de flou. Ce serait, selon lui, d’autant plus grave qu’il s’agit en même temps d’une infraction pénale, de sorte que l’employeur pourrait légitimement penser qu’il peut recourir au travail de nuit alors qu’il ne le pourrait pas et se verrait passible de contraventions.
Que se passerait-il si le Conseil Constitutionnel censurait ?
Si ce texte devait être censuré par le Conseil Constitutionnel, l’effet serait atomique puisque le travail de nuit pourra avoir lieu partout, tant qu’aucune réforme législative ne passerait, ce qui prendrait du temps. Cela signifie que n’importe quel employeur pourra recourir au travail de nuit exceptionnel sans contrepartie, jusqu’à ce que la Loi passe.
D’ores et déjà, dans les faits, ce renvoi au Conseil Constitutionnel risque de retarder les procédures engagées contre Carrefour par exemple. Il suffit que Carrefour reprenne cette question pour que le juge soit forcé d’attendre la décision du Conseil Constitutionnel au risque de paralyser l’action syndicale.
Travail le dimanche
Passons au problème posé par la deuxième QPC.
La deuxième question sur le travail du dimanche porte sur le fait que lorsqu’un administré attaque une dérogation au travail du dimanche accordée par le Préfet en application de l’article L.3132-20 du Code du Travail, elle se trouve suspendue par l’effet de l’article L.3132-24 du Code du Travail.
Dans une décision du 16 juin 2010, la Cour de cassation avait confirmé que cet effet suspensif s’applique dès la date du dépôt de la requête en annulation, sans même que l’employeur bénéficiaire de la dérogation ne le sache, de sorte qu’il se retrouverait ainsi “contrevenant” malgré lui.
Dans la pratique, c’est en effet le Tribunal qui assure quelques jours après le dépôt du dossier la diffusion de la requête au Préfet et au “bénéficiaire” de l’acte, c’est-à-dire à l’employeur.
Surtout, pour Sephora comme pour d’autres avant elle, lorsque le dossier est évoqué par le juge, la requête est forcément produite et dans le débat judiciaire, de sorte que le juge civil statue alors que l’employeur est forcément prévenu. Devant le juge pénal, le juge a l’obligation d’apprécier la validité de la dérogation préfectorale et dispose de la plénitude de juridiction pour en prononcer lui-même la nullité, de sorte que le problème avancé est en réalité très théorique.
Et si le conseil constitutionnel censurait ?
Si l’article L.3122-24 du Code du Travail est censuré, cela signifie qu’il faudra attendre plusieurs années avant que le juge administratif n’annule les dérogations de l’autorité préfectorale dont on a régulièrement vu la complaisance pour que cesse la violation du principe.
Je donne un exemple de cet effet avec l’arrêté du préfet de la région Ile de France qui avait inclus plusieurs communes dans la liste de celles éligibles à la Loi Mallié qui ne pouvaient y prétendre. Son arrêté datant de fin 2010 a seulement été annulé en 2013 par le Conseil d’État, soit trois ans au cours desquels l’arrêté s’est appliquée alors qu’il était pourtant illégal.
N’y a-t-il pas là tentative de faire traîner les procédures pour retirer aux organisations syndicales leurs crocs ?
La question de l’effet suspensif est discutée. Elle l’avait été au moment de la présentation du premier projet de Loi Mallié et le Législateur avait maintenu ce caractère suspensif.
En faisant en sorte, dans la pratique, que le juge statue après l’expiration des effets d’une dérogation, le recours perd toute son efficacité. On l’a bien vu avec les nouvelles dérogations et l’exemple donné plus haut.
Mais il est clair que revenir sur ce point au droit commun permettra aux enseignes d’échapper aux condamnations car lorsqu’un acte administratif est annulé, c’est alors l’État qui paie et donc le contribuable et non plus l’enseigne qui contrevient à ses obligations et ses actionnaires.
Cela risque également d’obliger les syndicats à saisir au pénal puisque le juge peut condamner l’employeur en écartant l’acte administratif nul, ce qui est encore pire que le risque avancé, car, quand bien même l’acte administratif n’aurait pas été attaqué, il pourra néanmoins être condamné.
Pour le travail de nuit, c’est plus compliqué car cela obligera l’État à se positionner entre l’intérêt général, des questions de santé publique, de transport, de vie familiale et une la priorité à l’économie dérégulée, au détriment des plus faibles.
Il s’agit de vraies questions de société et il me tarde de voir ce que disent les Sages de la rue Montpensier, d’ici quelques mois.
Bataille longue et âpre
On verra effectivement ce que répondra le Conseil Constitutionnel mais il n’est pas dit que la volonté de Sephora de détricoter pas à pas et par la force le modèle social français, utilisant des connivences médiatiques et des moyens colossaux pour marginaliser toute opposition à sa stratégie d’expansion, ne jouera pas à terme contre elle. Il se pourrait bien que voulant gagner à tout prix des touristes dont il n’est pas démontré qu’ils parcourent 25 000 km pour acheter un rouge à lèvres sur les Champs-Élysées, ne fasse pas perdre à l’enseigne bon nombre d’acheteurs français qui commencent à comprendre de quoi il en retourne. Il n’est pas dit que les Français continueront à être dupes de l’argument faux selon lequel Londres attirerait plus de consommateurs le dimanche quand le nombre de magasins ouverts le dimanche à Paris est plus grand. Foin de tant de manipulations ! Il n’est surtout pas dit qu’un début de boycott ne se mette subrepticement en place. Les consommateurs sont aussi des salariés…
Le temps de l’individualisme échevelé dont on voit par exemple les méfaits aux États-Unis, en Grande-Bretagne ou en Irlande, contre les valeurs supérieures de la Cité n’a-t-il donc pas fini sa fuite en avant ? Faut-il faire comme si la crise financière de 2008 n’avait pas eu lieu ? « Six jours pour avoir », Sephora ne peut donc pas s’en contenter ? Qu’elle ne se méprenne pas. L’enseigne de cosmétiques aura beau essayer de cacher son appétit d’ogre sous de faux airs de Raminagrobis, cela ne prend plus. Ses intentions sont finalement par trop voyantes. Par un effet de dominos imparable, la filiale de LVMH ne veut ni plus ni moins qu’arracher aux salariés leur droit historique – le dimanche chômé noyau d’un modèle social et culturel européen – soit attaquer pour quelques centaines de salariés, pour une toute petite minorité d’entre eux, le repos dominical des dix-huit millions autres salariés, arracher leur unique « jour pour être » de la semaine (1), jusqu’à présent encadré et protégé par la Loi. Insensé… H.B.
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(1) Défendre le dimanche chômé, c’est défendre une semaine de sept jours ordonnée par le dimanche. Dimanche gond de la semaine, porte et sortie du temps. “Sepmaine” comme on l’écrivait autrefois… avec le chiffre sept bien visible.
“Dimanche, un jour pour être !”
Le 21 janvier prochain, je serai présente à la IIe conférence internationale pour un dimanche sans travail et un travail décent (Bruxelles, Parlement de l’UE).
Rappel :
- Ire conférence internationale pour un dimanche sans travail, mars 2010 sur mon blog ou sur le site de Liberté politique.
- Sur le site Talpa brusseliensis christiana