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Inquisitio : une vision gauchie du Moyen-Âge

InquisitioRodney Stark

   À tous ceux qui verraient encore le Moyen-Âge comme un temps d’obscurantisme, “Dark Ages” ainsi que les nomment plusieurs dictionnaires anglo-saxons, âges des ténèbres correspondant au Haut Moyen-Âge vu comme un âge d’ignorance, un âge sombre et obscur, un petit conseil de lecture : Le Triomphe de la raison de Rodney Stark, “Pourquoi la réussite du modèle occidental est le fruit du christianisme”, (Presses de la renaissance, 2007), The Victory of reason : How Christianity Led to freedom, capitalism and Western Success New York, (Random House, 2005). On n’est pas forcément acquis à toute la démonstration, notamment celle qui lie capitalisme et christianisme, mais il reste que la première partie du livre mène brillamment la vie dure aux clichés concernant ce Moyen-Âge tant décrié. H.B.

 

En extrait les trente premières pages sur le site des Presses de la Renaissance ici

Extrait ci-dessous du chapitre II, “Les progrès : techniques, culturels et religieux au Moyen-Age pp.71-74. 

 

   “En plus d’utiliser la technologie directement et spécifiquement pour la production, les Européens du Moyen Âge bénéficièrent de trois inventions d’une immense importance indirecte : la cheminée, les lunettes et l’horloge.

 

   Les constructions romaines n’étaient en soi pas chauffées. Il n’y avait pas d’âtres, de poêles ni de chaudières car personne n’avait imaginé de moyen efficace pour évacuer la fumée. Dans leurs chaumières et leurs masures, les paysans romains se blottissaient autour d’un feu ouvert, tandis que la fumée montait en direction d’une large trouée opérée dans le toit, laquelle laissait par la même occasion entrer la pluie, la neige, le vent et le froid. Les Romains des villes n’avaient même pas de trous dans leurs toits ; ils cuisinaient sur des réchauds alimentés au bois ou au charbon de bois et la fumée se concentrait dans les intérieurs. On évitait l’asphyxie parce que les constructions étaient pleines de courants d’air car les fenêtres n’étaient pas munies de vitres et n’étaient obturées que par des tentures faites de toile ou de peau. Mais si les Césars se serraient les uns contre les autres pour se protéger du froid et supportaient la fumée provenant de leurs cuisines, les Européens du Moyen Âge, qu’ils soient nobles ou paysans, apprirent vite à vivre bien mieux. Ils inventèrent la cheminée et l’âtre, grâce auxquels même des feux intenses n’enfumaient pas la pièce. Il n’était plus non plus nécessaire d’avoir des maisons pleines de courants d’air. Comme la fumée s’élevait sans encombre dans leurs cheminées les gens de l’âge des ténèbres consommaient une nourriture mieux préparée, respiraient un air bien meilleur et avaient beau­coup plus chaud l’hiver.  

 

   C’est une réalité de la biologie humaine que beaucoup de gens ont une mauvaise vue dès l’enfance et que, pour la plupart des autres, leur vue commence à décliner quand ils entrent dans l’âge mûr. Avant l’invention des lunettes, une très grande proportion d’adultes au travail, en particulier les artisans, étaient considérablement handicapés dans les tâches qu’ils devaient accomplir. Aussi, l’invention des lunettes en Italie du Nord vers 1284 eut-elle des effets spectaculaires sur la productivité. Sans lunettes, de nombreux ouvriers du Moyen Âge étaient hors circuit à 40 ans. Avec des lunettes, non seulement la plupart d’entre eux pouvaient continuer, mais, en plus, en raison de leur expérience, leurs années les plus productives étaient encore devant eux. Par ailleurs, de nombreuses tâches sont grandement facilitées par l’utilisation de loupes, même pour des personnes dotées d’une bonne vue. Ces tâches étaient souvent inaccessibles aux ouvriers du monde antique. Il n’est pas étonnant que les lunettes se soient répandues à une vitesse époustouflante. Moins d’un siècle après leur invention, la production de masse de lunettes faisait travailler, à Florence comme à Venise, des usines qui produisaient chaque année des dizaines de milliers de paires de lunettes. Lorsqu’en 1492 Christophe Colomb leva l’ancre, les lunettes n’étaient toujours connues qu’en Europe.

 

   À un moment ou à un autre au cours du XIIIe siècle, quelqu’un inventa quelque part en Europe une horloge mécanique fiable. Bientôt, l’Europe fut la seule société où les gens savaient pour de bon quelle heure il était. Comme l’a fait remarquer Lewis Mumford, « c’est l’horloge, et non la machine à vapeur, qui est la machine clé de l’ère industrielle » parce qu’elle a rendu possibles une organisation et une coordination précises des activités. Les premières horloges mécaniques étaient très volumineuses, si bien qu’une ville ou un quartier n’en possédait souvent qu’une (placée sur un clocher d’église ou sur la tour d’un bâtiment public) et des systèmes de sonneries de cloches furent adoptés afin d’indiquer l’heure précise à une communauté entière. Comme les lunettes, les horloges mécaniques n’existèrent pendant des siècles qu’en Occident. Plusieurs horloges furent apparemment construites en Chine au début du XIIe siècle, mais l’hostilité des mandarins à l’égard des appareils mécaniques était telle qu’ils ordonnèrent bientôt qu’elles soient détruites, et il n’y eut plus d’horloges en Chine jusqu’à l’époque moderne. On rapporta en 1560 que les horloges publiques étaient rejetées par l’Empire ottoman (tout comme par les autres cultures islamiques) sous prétexte qu’elles séculariseraient le temps. L’Islam n’était pas le seul à résister aux horloges : la hiérarchie orthodoxe orientale a refusé d’autoriser la présence d’aucune horloge mécanique dans les églises jusqu’au XXe siècle. Heureusement pour l’Europe occidentale, l’Église catholique romaine n’émettait aucune réserve à l’idée de vouloir savoir l’heure qu’il était et installa de grosses horloges mécaniques sur les clochers de milliers d’églises.”