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“Grand Theft Auto IV” : la condition inhumaine du jeu vidéo

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Décryptage | Hélène Bodenez


L’inverse aurait étonné : presse dithyrambique pour la sortie de GTA IV, traduire Grand Theft Auto ( Vol géant de voiture, opus IV ). Méfiance. Le jeu vidéo le plus attendu de l’année bénéficie d’une mobilisation générale des journalistes ajoutant un ouragan d’éloges à une promotion tsunami.

 

Dans le flot des compliments assourdissants, l’on n’est d’ailleurs pas à quelques contradictions près comme ces deux mentions relevées dans un même article à propos du dernier né des jeux de Rockstar Games : Il vous permet d’échapper à la réalité et en même temps le scénario est sans doute l’un des meilleurs, c’est très réaliste ; le journaliste conclut au chef d’œuvre moderne .

Morale mise à part !

Ailleurs, surenchère oblige, c’est une œuvre d’art . Stratégique constatation qui permet ainsi de mettre de côté la morale! Ainsi ces incohérentes critiques [1] commencent-elles quasiment toutes par dire vouloir mettre la morale à part . De toute façon, c’est pour adultes, GTA IV a été classé M pour Mature par un organisme d’évaluation de jeu vidéo, soit pour des jeunes d’au moins 17 ans au pays de l’oncle Sam, d’au moins 18 ans en France, âges admis pour pouvoir supporter violence intense, de sang, de langage abusif, de fort contenu sexuel, de nudité partielle et d’utilisation d’alcool et de drogues . Voilà donc nos journalistes dédouanés. De quoi le sénateur de la Californie ou l’association Famille de France avec leur avertissement aux parents, la Nouvelle Zélande avec sa version allégée avaient-ils donc peur ?

Passons sur les enjeux financiers astronomiques (quatre cents millions de dollars prévoit-on en une semaine) et les millions de joueurs ciblés. Passons sur les prouesses technologiques d’une nouveauté vidéo-ludique interactive. Passons également sur ce sous-produit culturel entre BD et film de série B malgré des vêtements glacés de pseudo culture ou même d’art dont beaucoup voudraient l’habiller. Oublions un instant ces quotidiens allant jusqu’à se justifier en cherchant caution et crédibilité auprès de psychiatres et psychologues écoutés comme des oracles surtout s’ils sont américains et démontrant ainsi tranquillement que les jeunes savent évidemment bien faire la différence entre virtuel et réel : Ne pas jouer aux jeux vidéo peut être un “indice” de problèmes relationnels. Cela veut dire que si votre fils ado ne joue pas du tout aux jeux vidéo, en tant que parent, vous devriez vous demander s’il a les compétences nécessaires pour tisser des liens d’amitié, s’il n’est pas maltraité ou qu’il subit des relations pas équilibrées. Jusqu’où n’ira-t-on pas dans le déni et la mise en danger de nos jeunes ? Nous ne nous attarderons donc pas sur cette triste [2] et évidente inversion des choses, sur ces jeunes et moins jeunes qui se terrent devant leur écran sacrifiant le propre des relations humaines, silence, conversations, présences, gestes d’affection, sacrifiant l’homme dans ce qu’il a de plus humain, son intelligence, sa volonté, son cœur.

Ce n’est pas grave puisque ce n’est pas vrai.

Partons plutôt de la remarque d’un élève de 6e, d’un cyber jeune , d’un digital native [3], du nom donné à ceux qui n’ont pas connu le monde sans Internet. Depuis leur naissance ils auraient cumulé 10 000 heures de jeux vidéos. Notre élève a 11 ans, élève plus qu’astucieux, bonne éducation, chrétien même. À ma réprobation affichée à propos des jeux vidéos et de l’addiction qu’ils génèrent – ne suis-je pas qu’une Digital migrante ( née dans un univers papier ) –, il réagit avec une innocence qui me désarme toujours et me dit après le cours : Pourquoi ? ce n’est pas grave puisque ce n’est pas vrai.

Cet âge est merveilleux. Toute la question est effectivement là : tuer à haute dose des personnages — sans être pour cela d’ailleurs dans la configuration extrême de GTA IV où le milieu interlope vous fait évoluer entre vols, meurtres sordides, drogue, prostitution et sexualité SM, n’a-t-il aucune conséquence sur le joueur ? Est-ce faire seulement semblant de tuer ou a-t-on en son cœur tué ? Que dire de cette intention de tuer virtuellement ? De fait, il n’y a pas de mort, pas de privation de vie, pas de cadavre, pas de matière à l’acte. Il n’y a même pas d’acte.

Intentionnalité dévoyée

Peut-on dès lors parler de transgression dans les mondes parallèles du virtuel ? Voler, tuer, user du sexe de manière débauchée, commettre l’adultère – autant d’actes désordonnés et condamnés par les sagesses les plus reculées dans le monde réel – est-ce anodin d’une part, répréhensible d’autre part pour le joueur bien réel qui commet cela dans un monde virtuel, ou devrions-nous seulement dire : qui projette cela dans un monde virtuel ? La liberté dans de telles circonstances est-elle engagée ? si oui, l’est-elle entièrement ? Le joueur ne blesse-t-il pas en réalité sa propre nature d’homme plus que celle d’un autre et n’y aurait-il pas dès lors, d’un point de vue chrétien, matière à péché ? Serions-nous là dans la forme subtile du péché par pensée ? Matière grave ? Quid de la volonté ? de l’intention si importante précisément dans la morale chrétienne ? d’une intention se portant sur un objet virtuel ?

Certes, l’homme — ou plus exactement cette marionnette mouvante le figurant, cet être virtuel extérieur à moi — que je vais par jeu tuer, pulsionnellement , n’existe pas, mais je veux le tuer. Je ne parle même pas de toutes les autres actions aussi délictueuses qu’abominables qu’on incite [4] à faire dans ces jeux. Mais enfin tout l’être n’est-il pas engagé ? L’irascible mobilisé, les passions ébranlées, la main donne bien l’ordre même si le consentement peut ne ressembler à première vue qu’à un réflexe. L’œil suit le meurtre de synthèse, enregistre le résultat pixelisé de l’acte mauvais répété au-delà de toute vraisemblance. La mémoire se souvient, et l’œil a mis en mouvement les différentes zones du cerveau auquel il est naturellement lié [5]. La pauvreté des dialogues crus est enregistrée. Si bien que si répercussions il y a dans la vie réelle, il faudra bien se rendre à l’évidence et se dire que cela vient non du jeu mais de la personne elle-même. Nous ne sommes pas contrairement à ce que l’on entend ici ou là dans une simple catharsis, mais dans toutes les étapes d’une intentionnalité humaine qu’on dévoie, dans toutes les étapes de ce qui est lié à l’immanence de la pensée ou de la volonté qui est en moi, qu’on déconstruit.

Quelque chose d’inédit

Par rapport aux films ou aux livres d’action violents et/ou pornographiques où le lecteur spectateur est passif, subit l’histoire que quelqu’un d’autre manigance pour lui (sa liberté de voir ou de lire reste entière), il y a quelque chose d’inédit. En cela, il faut oser se démarquer d’une argumentation attendue [6]. Le jeu vidéo, alliant pourtant fiction et image comme le livre et le film, engagerait davantage la liberté de la personne, notamment au début, dans la mesure où la personne est en amont d’une interactivité qu’elle est censée vouloir, qu’elle est censée maîtriser et qui en fait tout le piment. Bien sûr, l’image littéraire, suggestive, laisse une plus grande liberté au lecteur qu’au spectateur l’image cinématographique, déjà totalitaire, mais elle reste celle d’un narrateur qui happe le lecteur par l’histoire et les héros. Dans le jeu vidéo, c’est le joueur qui se happe lui-même ouvrant lui-même ses chemins, certes configurés mais finissant, dans un leurre de liberté, par le configurer également, par amenuiser progressivement cette liberté jusqu’à le robotiser. Dans une position initiale de domination et de toute puissance, dépassé par l’autonomie de la machine, le joueur s’enchaîne lui-même à elle de manière tragique. Le vrai drame est là en réalité. Quel est donc cet humain qui joue ce qu’il a de plus précieux, sa liberté et donc sa dignité d’homme ?

S’il est difficile en tout état de cause de faire face à des questions de plus en plus complexes, une prise de conscience des familles, des éducateurs, de tout adulte s’impose. L’intelligence grandissant au contact du réel existant, et la volonté, au contact du bien existant, on peine à mesurer les dégâts en cours sur la vie de l’esprit, et sur la capacité d’aimer attaquées dans leurs fondements. Il nous faut penser de manière concertée une révolution inhumaine [7] qui ne fait que commencer, avec recul critique salvateur, réflexion philosophique et regard de sagesse si nous ne voulons pas nous retrouver, pour un risque aussi mineur qu’hypothétique de décalage avec nos ados, obligés de vivre le risque bien plus réel du décalage complet avec le monde des représentations, des idées, des théories et de la culture.

*Hélène Bodenez est professeur de lettres à Saint-Louis de Gonzague (Paris).

[1] Libération du samedi 29 avril 2008 : le jeu est violent, subversif, immoral, profondément incorrect, très fréquemment grossier et diaboliquement addictif. Les ligues de vertu de tout poil ne s’y sont pas trompées, qui ont fait depuis longtemps du label GTA le symbole maléfique d’une industrie de toute façon suspecte… […] Certes, GTA IV dégage davantage un parfum d’hormones que de savon. Comme ses illustres prédécesseurs, l’épisode promet d’être à la hauteur de la réputation de la série en termes de grossièretés, d’écarts sexuels, de cynisme mafieux et de crime gratuit (ou payant, ce qui est pire). Mais s’arrêter à cette surface adolescente et provocatrice serait ne rien comprendre. La conclusion du journaliste laisse sans voix !
[2] On ne peut que regretter l’analyse superficielle de Famille et Education, magazine de l’APEL de nov.-déc. 2007, où dans l’article Nos enfants à l’heure du numérique traitant des jeux vidéo, un abécédaire est proposé qui tend à minimiser les risques : A comme Addiction : La dépendance aux jeux vidéo ne concerne qu’une petite minorité de jeunes en proie à un grand mal être.
[3] L’élève numérique, comment pensent et apprennent les Digital Natives , Le Monde de l’éducation, avril 2008 : … Et 10000 heures de conversations téléphoniques, deux fois plus pour ce qui est du temps passé devant la télévision, 200000 courriels et messages instantanés envoyés ou reçus, pour au mieux 500 heures de lecture.
[4] Proposer ou inciter. On remarquera que le premier verbe est souvent utilisé pour le deuxième dédouanant les hébergeurs ou autres responsables. En réalité, il faut le dire, on est en pleine incitation.
[5] La lampe du corps, c’est l’œil. Si donc ton œil est simple, ton corps tout entier sera lumineux. Mais si ton œil est mauvais, ton corps tout entier sera ténébreux (Mt 6,22-23). Comme l’enseigne saint Augustin : Le sens de ces paroles est que nous reconnaîtrons que toutes nos œuvres sont pures et agréables aux yeux de Dieu si elles sont faites avec un cœur simple, c’est-à-dire avec une intention surnaturelle et par un motif de charité, car la charité est la plénitude de la loi. Cet œil, c’est l’intention qui préside à toutes nos actions. Si elle est pure et droite, si elle n’a en vue que le but qu’elle doit se proposer, toutes nos œuvres qui reçoivent d’elle leur direction sont nécessairement bonnes. Ce sont toutes ces œuvres que Notre Seigneur appelle le corps (cf. Commentaire du Sermon sur la montagne, Liv II, chap. 13). Il faut noter ici qu’il s’agit de l’intention qui préside à toutes nos actions c’est-à-dire ce que nous avons appelé l’intention du cœur , P. Louis Pelletier, Comment vivre le combat spirituel , Cours de spiritualité à l’école cathédrale février 2004.
[6] Dans un article du Monde paru dans l’édition du 4 mai 2008 intitulé Le jeu vidéo, du gamer au joueur occasionnel , Laurent Michaud, spécialiste de l’institut français Idate dit : Je regrette qu’on se contente encore de ne parler des jeux qu’au travers de la violence de certains d’entre eux ou à l’occasion de faits divers. C’est un loisir important, avec des enjeux économiques colossaux, disposant d’une maîtrise technologique telle qu’elle irrigue aujourd’hui d’autres secteurs d’activité – la santé, la sécurité civile. Certes, il existe des titres violents (dont GTA) mais tout comme il existe des films violents ou des BD violentes. Bien sûr qu’il faut accompagner les jeunes joueurs, mais de la même façon qu’avec la télévision, les livres ou le cinéma.
[7] Le Monde, 27-28 janvier 2008, entretien : Pour nous adapter à la puissance des technologies numériques, il va falloir, affirme Olivier Dyens (La Condition inhumaine, Flammarion), professeur à Montréal, modifier en profondeur la vision que nous avons de nous-mêmes.