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George Weigel : Benoît XVI Le choix de la vérité

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La renonciation de Benoît XVI au Siège de Pierre retentit aujourd’hui comme un coup de tonnerre. En pleine année de la Foi qu’il a voulue et lancée… Avant des JMJ énormes au Brésil…

Mais la nouvelle nous parvient également en cette journée mondiale des malades, en la fête où l’Église prie Notre-Dame de Lourdes. Emblématique ce jour, en effet, quand le pape avoue n’avoir plus “de forces”. Le successeur de Jean-Paul II a toujours montré une très grande dévotion à la Vierge Marie comme le révèlent notamment toutes ces encycliques. Aux premières vêpres de la solennité de la fête Marie Mère de Dieu, le 31 décembre dernier, nous avions trouvé le Saint-Père fatigué et la fin de son homélie nous avait particulièrement  touchée.

“Chers amis, en cette dernière soirée de l’année qui touche à son terme et au seuil de la nouvelle année, louons le Seigneur ! Exprimons à «Celui qui est, qui était et qui vient» (Ap. 1, 8) le repentir et la demande de pardon pour les manquements commis, ainsi que le remerciement sincère pour les innombrables bienfaits accordés par la Bonté divine. Rendons grâce, en particulier pour la grâce et la vérité qui sont venues à nous au moyen de Jésus Christ. En Lui est placée la plénitude de chaque temps humain. En Lui est conservé l’avenir de chaque homme. En Lui se réalise l’accomplissement des espérances de l’Église et du monde. Amen.” 

Benoît XVI, “Coopérateur de la vérité”, telle est sa devise. Ci-dessous une recension réalisée pour la revue Liberté politique et toujours en ligne sur le site. C’était à l’occasion de la sortie du livre de George Weigel, Benoît XVI, le choix de la vérité, à l’occasion également de la si belle visite de Benoît XVI en France en 2008.

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(Août 2008) 

Ils sont nombreux ces auteurs fébriles à essayer de savoir qui est Benoît XVI et à publier tour à tour leur vision des choses [1]. La presse les cite, et semble plus que désorientée dans ses réflexes par une personnalité désarmante, par un pape intellectuel, clair, et d’une liberté déconcertante [2].

De George Weigel, il n’est pas actuellement beaucoup question. Silence assourdissant ! Pas un mot dans les médias du dernier opus de l’auteur du Cube et la Cathédrale (La Table ronde), pas même une citation dans les chroniques du matin, à part sur RCF. Serait-ce le trou de trois ans entre la parution américaine et la traduction française ? L’auteur est-il trop papiste, de surcroît américain ? Les vieux réflexes gallicans joueraient-ils ?

Peu importe : les quatre cents pages (peu à côté du millier de Jean-Paul II témoin de l’espérance (Lattès), la biographie intellectuelle de référence vendue en France à plus de cent mille exemplaires) débarquent en français. Mieux vaut tard que jamais. Réjouissons-nous tout de même ! il y a quelque vertu à relire les événements si grands de 2005 avec ce recul imposé, et à laisser remonter à une mémoire si zappeuse des souvenirs intenses. Leur réactivation n’en est que plus féconde. À quelques jours du premier voyage en France du Saint-Père à Paris et à Lourdes, le retard apparent peut même prendre des allures de coup de la Providence. Benoît XVI, le choix de la vérité s’impose ipso facto comme livre événement, le meilleur du moment à lire d’urgence, éclipsant tous les autres de loin [3]. Il nous préparera sans nul doute à recevoir Benoît XVI et nous fera mieux connaître le successeur direct de Jean-Paul II, le successeur de celui qui nous avait visités tant de fois, et dont la dernière venue en août 2004, fut si touchante, précisément au sanctuaire de Notre-Dame de Lourdes.

À grandes crises, grands papes

Excellent livre, osons l’affirmer. La force du livre vient en premier lieu de sa construction en diptyque, diptyque qui essaie de rendre compte de la succession pétrinienne allant d’exception en exception dans l’unité et la continuité, jamais dans l’opposition et la rupture. À grande crise, grands papes ! La grandeur de Jean-Paul II, de laquelle on part, prépare progressivement celle de Benoît XVI, quoique tout autre [4]. Pas de Jean-Paul III donc en vue. Le regard de Weigel se veut toujours ecclésial sans jamais pourtant déroger à la démarche critique de l’analyste. Gageure réussie que ces lignes franches et vraies et pleines de respect et d’amour de l’Église, ne se privant pas de diverses mises au point salutaires, qui amènent des pages sévères toujours argumentées par les écrits du pape lui-même, à l’égard entre autres de la curie, des conférences épiscopales, ou de certains prêtres ayant franchi le Rubicon [5].

Bien que le titre de l’essai annonce de façon programmatique la présentation du nouveau pape donné à l’Église, un tiers du livre n’en est pas moins dévolu à l’ancien, à Jean-Paul II, aux derniers instants héroïques et à la compréhension du choix de Dieu se manifestant durant le conclave.

Les pages de la narration de Weigel conduisant alors le lecteur de l’improbabilité à la certitude que Joseph Ratzinger était le choix de Dieu sont parmi les plus captivantes de son essai. Les grands pensants et les donneurs de leçons sont scientifiquement confondus. Les caricatures et les insultantes réductions sont à chaque fois levées par Weigel, non sans un humour lapidaire. Le faire dès 2005, avant tout le monde, signe évidemment une vraie compétence. La construction très travaillée, avec un soin spécial apporté aux titres, donnent la mesure des analyses profondes du passage de témoin, objet de l’étude du livre : Mort d’un prêtre, L’Église qu’a laissée Jean-Paul II, Les larmes de Rome, Le Choix de Dieu, le Conclave de 2005, de Joseph à Benoît, En route vers l’avenir.

Un nouveau saint Benoît ?

Oui, continuité sans rupture. Les deux papes, le Polonais et le Bavarois, profondément européens, creusent le même sillon. Un Américain comme Weigel a sans doute mieux saisi cela que les Européens eux-mêmes. L’Église qui est mission porte donc à sa tête successivement des papes, chacun témoin moral mondial, qui ont compris tous les deux avec une acuité rare les causes d’une crise dans l’ordre des idées sans précédent sur les terres historiques du catholicisme : L’idée de l’humain, de la personne humaine, a déraillé. Si Jean-Paul II a été d’une prophétique intrépidité pour porter un premier coup d’arrêt à l’humanisme athée et à ses ravages, humanisme sans Dieu pouvant bien conduire à une posthumanité, Benoît XVI n’en est pas moins à l’ouvrage, malgré ses solides quatre-vingt-un ans, et reprend le flambeau sur le terrain même de l’humanisation de l’humain [6]. À sa manière. Le nouveau Benoît, comme celui dont il a pris le nom, voit assurément la possibilité d’un “Nouvel âge des ténèbres” à l’horizon. La “dictature du relativisme” ne mènerait-il pas à un “nouvel obscurantisme” ?

Lucide, Weigel bien avant la controverse de Ratisbonne, comprend que Benoît XVI va bâtir là où Jean-Paul II a noué le dialogue. Son élection, aussi providentielle que celle du grand pape slave annoncée par le poète Julius Słowacki, n’a-t-elle pas aussi son prophète, le philosophe MacIntyre [7] ? Après avoir analysé la barbarie d’une culture dans laquelle le relativisme s’est uni au caprice et où l’émotion a remplacé la raison comme arbitre du jugement, MacIntyre terminait sur une comparaison frappante de notre situation avec ce que l’histoire connaît sous le nom “d’Âges des Ténèbres”. Mais observait le philosophe, “cette fois-ci, les barbares ne sont pas au-delà des frontières, ils nous gouvernent déjà depuis pas mal de temps. Et c’est de ne pas en avoir conscience qui constitue le danger où nous sommes. Nous n’attendons pas Godot, mais un nouveau saint Benoît, sans aucun doute très différent du premier.” Pour cela, en mulet du Seigneur, tirant la charrette de Dieu en ce monde, et ainsi plus proche du Christ toujours, œuvrant sans relâche, ayant sacrifié plus que tout autre pour Sa vigne, celui qui n’a pas pu refuser les instantes prières de Jean-Paul II de travailler avec lui, celui qui n’a pas pu lui dire non deux fois ni démissionner, essaie d’obtenir à son tour de l’Église qu’elle se recentre sur le Christ, rappelle à temps et à contretemps la vocation ecclésiale de la théologie. Et quand il le demande après Jean-Paul II, cela ne relève de sa part même si le monde a du mal à le comprendre, ni plus ni moins que d’un souci profondément humaniste.

C’est ainsi que paragraphe après paragraphe sont tranquillement balayées les caricatures pour développer les rectifications qui s’imposaient à l’égard du cardinal bavarois, Joseph devenu Benoît. Le pape que le Seigneur a donné à l’Église n’est pas de transition au rebours de beaucoup d’analyses en 2005. Sur ce point encore Weigel voit juste tôt. Rien dans le caractère de Joseph Ratzinger n’autorise à penser qu’il puisse se considérer comme un pape de transition entre le pontificat de Jean-Paul II le Grand et quelqu’un d’autre. Son sens de la responsabilité de sa vocation est trop développé pour cela. 

Qui aurait pu croire que sous l’austère cardinal préfet pour la Congrégation pour la doctrine de la foi que les médias renvoyaient se cachait un flegmatique ? Ses collègues se souviennent de lui comme l’homme le plus flegmatique de la CDF. Un jour qu’un collègue assez nerveux achevait un long exposé plein d’émotion sur un problème quelconque et concluait que toute cette affaire était “stupéfiante”, Ratzinger ouvrit calmement le débat en faisant remarquer : “Ici, nous avons dépassé toute capacité de stupéfaction.” 

Une vraie joie

Ajoutons encore que le pape que le Seigneur s’est choisi et dont Weigel contribue à nous faire connaître la singularité en profondeur est un homme rayonnant d’une vraie joie ; ce mozartien est fondamentalement heureux, et tout augustinien qu’il est ne propage aucun augustinisme, bien au contraire [8]. Préside à son inspiration théologique fondamentale un véritable réalisme, celui sans doute moins connu de l’évêque d’Hippone. Même d’un certain âge, le pape ne renvoie pas davantage l’image d’un homme faible ou qui s’économiserait pour reprendre certaines expressions plaquées de journalistes friands de réductions rapides. C’est un homme paradoxalement fort parce qu’il n’est jamais seul, porté perpétuellement comme il le dit par la communion des saints : Je ne suis pas seul. Je ne suis pas obligé de porter seul ce qu’en vérité je serais incapable de porter seul. Tous les saints de Dieu sont ici pour me protéger, me soutenir et me porter.

Père de la grande famille de Dieu, cette famille où il n’y a pas d’inconnus, subordonné au Christ et à sa Parole, Benoît XVI, le bien nommé, béni de Dieu, en première ligne vers la sainteté [9] qu’il désire tant promouvoir n’agit pas en monarque absolu [10]. Au service de la splendide vérité [11], en co-artisan [12], Benoît XVI la fait humblement resplendir. Weigel l’honore en lui rendant un hommage parfait. Et le titre français paraît dès lors très bon. Le titre américain God’s choice avait déjà son livre en français (Le Choix de Dieu est un livre du cardinal Lustiger). Mais qu’à cela ne tienne ! Dieu est vérité. Les deux titres français et anglais se regarderont dans un clin d’œil théologique juste. Puisse ce livre contribuer à fissurer et à franchir le mur du silence dans lequel notre Europe en déclin s’enferme [13] ! 

BENOIT XVI, LE CHOIX DE LA VÉRITÉ 

par George Weigel, 

Mame-Edifa-Magnificat, août 2008, 427 pages, 23 € 

Titre original : God’s Choice: Pope Benedict XVI and the Future of the Catholic Church 

Extrait 

DEVANT LA CRISE DU MONDE MODERNE  

Au cours des quarante années qui ont suivi le concile de Vatican II, Joseph Ratzinger a vu beaucoup de ses craintes concernant l’optimisme naïf, qui a influencé certaines lectures des possibilités offertes à l’Église dans le monde moderne, corroborées par les événements. Avec plus de prescience que d’autres, il a perçu que ce monde moderne, auquel certains dans l’Église avaient hâte d’ouvrir les bras, était lui-même en train de craquer de toutes parts. Et même si, à la fin du concile en 1965, Ratzinger ne prévoyait pas l’implosion de l’Occident qui allait survenir trois ans plus tard, il a regardé a posteriori 1968 comme la mise en œuvre historique logique de l’invraisemblance qui dominait depuis quelque temps les haute sphères de la culture occidentale, en particulier en Europe. 

Le nouveau Benoît est un homme totalement convaincu que les idées ont des conséquences dans le monde réel et que des sociétés humaines honnêtes ne sauraient être fondées sur base de mensonges. La crise de notre monde postmoderne est très semblable à celle qu’a traversée la société des années 1960 : vrai et faux ont perdu leur vraie signification pour n’être plus que des signaux verbaux désignant des préférences individuelles. Pourtant, il semble au pape que des communautés humaines honnêtes ne sauraient pas davantage être fondées sur des ambiguïtés volontaires que sur des mensonges délibérés. 

Comment envisager qu’un pape, quel qu’il soit, contemplant l’histoire mondiale de ce début de IIIe millénaire, puisse rester aveugle à certaines réalités ? Au XXe siècle, contrairement à ce qui a été volontiers imaginé à une époque qui prenait beaucoup de ses désirs pour des réalités, les convictions religieuses n’étaient pas en train de dépérir en tant que forces d’influence sur la culture, forgeant par là même l’histoire. Ce n’était pas vraiment une bonne nouvelle, bien sûr, parce que l’une de ces forces, l’islamisme radical, voyait depuis longtemps l’Occident devenu aujourd’hui postchrétien, comme un ennemi et une cible.

Benoît XVI le choix de la vérité, En route vers l’avenir, L’Église dans le monde postmoderne, p. 299-300.

 

[1] Isabelle de Gaulmyn (Benoît XVI, Le Pape incompris, Bayard), Philippe Levillain, (Le Moment Benoît XVI, Fayard), Michel Kubler (Benoît XVI, pape de contre réforme ? Bayard).

[2] Henri Tincq, Jean-Paul II, Benoît XVI et la France, Le Monde, 9 septembre 2008.

[3] À lire cependant, dans un autre registre, plus scientifique, La Pensée de Benoît XVI, par le Fr. Aidan Nichols op, qui vient de paraître chez Ad Solem. Une introduction synthétique à la théologie de Joseph Ratzinger qui est aussi une invitation à découvrir la pensée d’un des plus grands maîtres dans la foi de l’histoire de l’Église.

[4] Chaque fois Jean-Paul II lui a demandé de rester et, trois fois il est resté. L’homme que les foules proclamaient comme “Jean-Paul II le Grand” le 8 avril 2005 ne pouvait tout bonnement pas imaginer d’être pape sans avoir Joseph Ratzinger comme principal conseiller doctrinal , p. 250.

[5] Affaires entre autres relatées : l’affaire Boff, Curran, Dupuis.

[6] Vingt-quatre heures à peine avant la mort de Jean-Paul II, le 1er avril 2005, Joseph Ratzinger recevait à Subiaco le Prix Saint-Benoît décerné par la Fondation Vie et Famille. Weigel, qui explique longuement le choix de Joseph Ratzinger de son nom de pape, ne mentionne pas ce geste, a posteriori lourd de significations.

[7] Chapitre final d’Après la Vertu.

[8] Il y a sans doute là à ne pas manquer le tournant que le XVIIe siècle n’a pas su prendre et a même raté dans les grandes largeurs avec le jansénisme.

[9] L’affaire de l’Église est la sainteté, et la sainteté est la plus grande des aventures humaines, une aventure à vivre et dans laquelle se lancer avec les autres, vivants et morts, p. 287. Weigel rappelle également à juste titre les nombreux saints canonisés par Jean-Paul II, qui — mais peut-on le dire ? — essaient à n’en pas douter de lui rendre la pareille !

[10] Comme toujours l’Église avait davantage besoin de saints que de bureaucrates et de fonctionnaires et, quelque part, selon Ratzinger, elle ne promouvait pas la sainteté comme elle le devait. Rapport Ratzinger qui fit grand bruit en son temps (Il Rapporto).

[11] Les deux hommes (Jean-Paul II et Joseph Ratzinger) ont également partagé bien des déjeuners de travail pour mettre au point les principaux documents d’enseignement, parmi lesquels l’encyclique portant sur la théologie morale Veritatis Splendor, que Ratzinger décrivit un jour comme le texte théologiquement le plus élaboré du pontificat, p. 252.

[12] La devise épiscopale de Benoît XVI est Cooperatores Veritatis [co-artisans de vérité], p. 246.

[13] Europe : franchir le mur du silence p. 301-302.