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19 septembre : Léon Bloy, à propos du « fait » de La Salette…

La Salette

La grande nouvelle de Celle qui pleure…

  Pamphlétaire fatigant converti en 1869, Léon Bloy avait rêvé après Paul Claudel « de déchiffrer tout le symbolisme de l’Histoire »[1]. Comme son maître l’abbé Tardif de Moidrey,  il en « était arrivé à se persuader que tous les actes humains de quelque nature qu’ils soient, concourent à la syntaxe infinie d’un livre insoupçonné et plein de mystères ». C’est ainsi que Bloy entreprend une « investigation théologique » du « fait » de La Salette survenu en  1946 à deux ans de la Révolution 1848[2] d’une France « juste-milieu » appelée par Guizot à s’enrichir, tandis que la Pologne est à feu et à sang, et que la Suisse traverse une guerre civile[3]. L’œuvre ne paraîtra qu’après sa mort et sera publiée en 1925. Les outrances verbales émaillent les pages mais donnent sens aux plus profondes et aux plus hautes méditations. Si le pourfendeur de l’impiété moderne a trouvé là matière à développer un génie aussi singulier que prophétique, c’est aussi le cœur broyé d’un fils qui s’exprime. 

Que s’est-il passé à La Salette ?

  Sans aucun doute un avertissement divin qui passe, comme le montrent souvent les Écriture, par une menace conditionnelle. L’affaire en réalité est objectivement relatée comme « un fait ». La date du 19 septembre 1846 est à elle seule tout un programme. Cette année-là « c’était le dernier jour des Quatre temps de Septembre, un samedi, aux premières vêpres de la fête de Notre-Dame des Sept douleurs ». Ce fait a pu même être considéré parfois comme « l’un des plus grands événements religieux de notre temps »[4]. Bloy le pense fermement : « la Très Sainte Vierge, Mère de Dieu, est descendue de la Droite du trône de Son fils pour s’entretenir sur la montagne de La Salette avec deux pauvres enfants »… et « conversa familièrement avec eux »[5]. Toute son étude reprend les simples paroles en français, mais aussi prononcées en patois, de la Vierge Marie aux pâtres :

« Elle leur parla de Son peuple qui périssait et de la pesanteur du bras de Son fils. Elle leur donna en peu de paroles, comme on rompt du pain à des indigents, toute l’essence des préceptes divins, accompagnée de magnifiques promesses si Son peuple obéissait, et soutenue d’épouvantables menaces si Son peuple n’obéissait pas. Ce fut un pacte de réconciliation entre la Dominatrice des Cieux et ces deux imperceptibles cailloux humains roulés sur le flanc de cette montagne inconnue, par lesquels l’Exaltatrice des humbles avait voulu que tous les superbes fussent représentés en ce jour. “ Faites-le passer à mon peuple. ” Telle fut sa dernière parole. »

 

  C’est aux mystères douloureux que correspond donc l’apparition de La Salette. On n’y voit pas le pied de Marie écraser la tête du serpent. D’abord assise la tête entre les mains, puis debout enseignant les enfants, enfin s’élevant dans le ciel, cette mère des douleurs pleure et les larmes qu’elle laisse couler ne touchent pas cette terre de Corps en Isère, larmes d’un « cœur glorifié » remontant vers le Ciel, larmes qui émeuvent au plus profond Léon Bloy.

 

« À La Salette Marie est seule, sans enfantement nouveau sans autre splendeur que l’éclat miraculeux de ses larmes et, comme Rachel, ne voulant ni ne pouvant être consolée parce que ses enfants sont menacés de n’être plus. »

 

    Léon Bloy s’insurge dans sa « paraphrase plus littéraire que théologique » que le message de la « Reine des Cieux pleurant comme une abandonnée dans ce repli du rocher » soit méprisé et que  

« les paroles descendues de Sa Bouche quasi divine qui prononça le fiat de l’Incarnation, ces paroles ineffablement maternelles, on ne les a[it] point enseignées… Quelques personnes savent  que la profanation du dimanche[6] et le Blasphème ont été spécialement condamnés par Elle. Mais le texte de ce Discours, de la plus inexprimable beauté, on ne le trouve dans aucune mémoire, ni dans aucune main ».

 

Quelles sont ces paroles ?


  Bloy les passe en revue par chapitre. Du « Avancez mes enfants n’ayez pas peur » au « Je suis ici pour vous conter une grande nouvelle », la Reine du Ciel recommence le « testament de la Miséricorde ». L’apparition « peu prévue » et « encore moins désirée » n’est pas l’événement le plus considérable relaté dans le Moniteur Universel. On laissera le lecteur découvrir comment Bloy dans sa perspicace ironie met en parallèle les sujets dignes d’importance de la presse du jour. Les affirmations de la Vierge se poursuivent avec le fameux « avertissement du Bras » : « Si mon peuple ne veut pas se soumettre, je suis forcée de laisser aller le bras de Mon Fils » puis « Il est si lourd et si pesant que je ne puis plus le retenir », « Depuis le temps que je souffre pour vous autres ». Les interprétations de Bloy prises au plus profond de l’entrecroisement figuré et mystagogue des Écritures se suivent nourries, éclairées d’une Parole de Dieu connue et avalée tel le petit livre amer aux entrailles de l’Apocalypse.

 

  Suivent alors les brillants chapitres du parallélisme puissant des Sept Douleurs de la Vierge auxquelles la Vierge de La Salette renvoie et des sept fils torturés par Antiochus Epiphanès de la mère du « second livre des Maccabées qui ferme avec tant de grandeur l’Ancien testament », mère qui « consent par leur mort à être sept fois poignardée ».

 

  On le voit, l’essai de paraphrase de Bloy du « fait » de La Salette n’est pas issu d’un « christianisme exclusivement évangélique ». Il est « d’un caractère étrangement et splendidement biblique ». Léon Bloy a magnifiquement tenu à trouver ces « racines » de la foi des apôtres et des martyrs.

« Le Discours a la majesté formidable des promulgations de l’Exode ou du Lévitique, et en même temps la tendresse infinie des admonitions maternelles du livre de la Sagesse. Quant aux larmes, elles sont belles à décourager la poésie et à faire mourir l’imagination de l’homme… Elles ressemblent à ces douze perles de l’Apocalypse…Perles précieuses que l’homme de négoce achète au prix de tout ce qu’il possède… »  

H.B.

 

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LÉON BLOY, LE SYMBOLISME DE L’APPARITION

EXTRAITS

 

       En général, les Paroles de Marie, à l’exception du Magnificat qui est la troisième, sont assez inaperçues. Le Testament de notre Mère paraît fermé et scellé de Sept Sceaux qui se nomment : l’orgueil, la frivolité, l’ignorance, la paresse, le mépris de la pénitence, l’horreur de la vie divine et… l’abus de la rhétorique. Pour­tant. L’Église nous dit que Marie est l’Épouse de l’Esprit-Saint. Cela seul devrait nous avertir qu’Elle n’a pu rien dire que de prodigieux en équation directe avec Son incomparable dignité. Si l’on veut bien considérer, d’une part, que tout porte sur Elle dans le plan de la Rédemption, que la promesse de Dieu ne regarde immédiatement qu’Elle seule et que le retard de quatre mille ans dans l’accomplissement de cette promesse n’a pas d’autre cause probable que l’allante édification spirituelle, par soixante-quinze générations de Saints, de cette Arche divine qui s’appelle l’Immaculée Conception et qui est le plus étonnant chef-d’œuvre de Dieu après l’Humanité sainte de Jésus-Christ ; si d’une autre part, on médite profondément sur ce mystère de la nécessité du libre consentement de la Sainte Vierge à l’Incarnation, nécessité aussi absolue que celle de la libre volonté de conseils de Dieu ; en d’autres termes, si, du même regard, on contemple Marie dans l’invincible nécessité de sa prédestination éternelle et dans l’incomparable plénitude de sa liberté, on aura quelque sentiment de l’inexprimable portée universelle de Ses paroles.  

Première partie, Chap. IV, pp.46-47

 

Les menaces de La Salette étaient conditionnelles comme la prophétie de Jonas avec cette différence terrible que dans les premières le Si est formel et que dans les secondes il n’est qu’implicite. La Mère de Dieu veut qu’on espère. Elle promet tout si on consent à se soumettre, sinon, Elle ne répond de rien et le malheur est qu’on ne s’est pas soumis. Les enfants, chargés de faire passer le Discours à un peuple si mal disposé, se sont ainsi trouvés nécessairement des prophètes de malheur et, par le fait, des thaumaturges de catastrophes. Ils portaient en eux une parole substantielle et efficace qui vaut le fer et le feu quand on la méprise et on l’a méprisée. Les paroles de l’Esprit-Saint consument infailliblement ce qu’ellesne purifient pas. Les témoins de l’Apparition ont répété ce discours des milliers de fois à qui a voulu l’entendre. C’est comme s’ils avaient étendu la Verge de Moïse. Les Chrétiens peuvent croire que tout ce que la France et l’Europe ont vu passer sur elles en fait de biens ou de maux, depuis trente-trois ans, a été réglé avec la plus stricte équité sur l’accueil bon ou mauvais que ce discours a rencontré. Il en vaut certes bien la peine, puisque c’est la Reine du monde qui a parlé et parlé « comme ayant la puissance ». Je disais plus haut cette chose, hardie en appa­rence, que, depuis la loi de grâce, Dieu ne parle plus aux hommes avec une autorité absolue et menaçante, mais, au contraire, avec une sorte de timidité suppliante et obséquieuse, comme si nous étions des princes vêtus de pourpre et de lin et qu’il fût le mendiant Lazare. Il semble qu’il ait tellement abandonné son sceptre que c’est la tendre Marie, la Mère du magnifique Amour, Celle que l’Église nomme notre Vie, notre Douceur, notre Espérance, et la cause de notre joie, qui vient aujourd’hui nous parler de la pénitence et nous apporter des menaces. En attendant la colère de l’Agneau, nous avons les paroles rigoureuses et le visage en pleurs de Sa Mère. Le front redoutable de Judith semble reparaître au fond du nimbe d’amour de l’Épouse aux yeux de colombe du Cantique des Cantiques. C’est comme le prélude des inversions de la fin et des étonnements inouïs de la Vallée de Josaphat. Il y a là de quoi faire pen­ser et de quoi faire trembler… 

 Le prophète du jugement dernier dit que le Soleil sera converti en ténèbres et  la lune en sang avant que vienne le grand jour du Seigneur, le jour horrible. Si l’on veut se souvenir que, dans l’Écriture, la lune est continuellement regardée par les plus doctes interprétateurs comme une figure de la Sainte-Vierge, ce texte devenu presque vulgaire, à force d’avoir été cité, va tout à coup s’enlever du terre à terre de la rhétorique et prendre une signification d’épouvante inattendue et grandiose. L’Église catholique chante que Marie est une « armée rangée en bataille, un habitacle terrible, une Judith invaincue, une Tour fortifiée et inexpugnable » ; elle emploie vingt autres expressions plus voisines de la colère de Dieu que de sa Miséricorde et qui font douter si cette Miséricorde que la nouvelle Ève est chargée de représenter ne finira pas un jour par rencontrer dans l’horreur infinie du péché ce voile de sang que le prophète voyait sur la face de la lune, au milieu des obscurcissements et des terreurs de la dernière heure du monde ! 

  Première partie, Chap. V, pp.64-66  

 

 

 


[1] Histoire chrétienne de la littérature, « L’esprit des lettres de l’Antiquité à nos jours » sous la direction de Jean Duchesne, Paris, Flammarion, 1996, p. 791.

[2] « Une abjecte révolution couvait sous le fumier des plus sordides prévarications politiques ». (p. 16)

[3] René Bourgeois, Le fait de La Salette 1846, Presses Universitaires de Grenoble, Collection Événements, 2006.

[4] Louis Bassette, Le Fait de La Salette, 1846-1854, Paris Éditions du cerf, 1955

[5] (p.13) 

[6] René Bourgeois note dans son essai à la page 59 que l’impiété croissante du Canton de Corps donne lieu à des plaintes des curés et des évêques, à des avertissements « adressés à ceux qui ne respectent pas le repos dominical pour rendre grâce à Dieu. Dès le moyen âge, de nombreuses fresques sont relatives au « Christ du dimanche », outragé par le peu de cas que font les artisans des commandements de l’Église. »  De fait, comme le mentionne Dominique Rigaux dans son essai  Le Christ du dimanche, Histoire d’une image, est « apparue dans la première moitié du XIVe siècle, la représentation du Christ agressé par les outils et instruments des activités défendues le dimanche et les jours de fête. [Elle] se diffuse majoritairement sur les murs des églises et des chapelles des régions alpines. Ces images constituent une histoire de péché, de pardon, d’obéissance et de résistance, mais aussi une histoire de travail et de repos, une histoire des fêtes caractérisant cette période. Si ces peintures murales n’appartiennent pas au grand art, elles captivent néanmoins par la force de leur composition, la richesse des trouvailles, l’habileté du montage et la puissance de l’expression. »

   

Bloy Symbolisme de l'apparition 

Léon Bloy, Le symbolisme de l’Apparition

À propos du « fait » de La Salette

Éditions Payot et Rivages, Poche/ Petite bibliothèque, Paris, 2008.

8 euros

219 pages.

 

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Article paru dans la revue Liberté politique n°44, revue des livres et des idées, mars 2009.

 

Photo : H.B. Vierge de La Salette, détail.