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Au cœur de l’océan : aux confins de la folie

Au coeur de l'océan

Une longue cicatrice marque sa peau tannée. Le même orgueil, une même démesure le tient. Ou, devrais-je dire, les tient. Dans Au cœur de l’océan, pas de capitaine Achab animé par l’idée fanatique d’une baleine blanche à transpercer, monstre des mers qui lui avait arraché une jambe. Pas d’Achab, mais deux capitaines, un « couple mal assorti », le commandant et son second, l’aristocrate marin d’eau douce et le terreux qui sait aussi bien naviguer que harponner : George Pollard et Owen Chase se détestent en rivaux habités pourtant par la même cupidité. Pas de Pequod non plus mais un baleinier ayant nom Essex. Appareillant à Nantucket il met « le cap aux confins de la folie ». Nous sommes en 1820. L’huile dorée de baleine n’était pas encore remplacée par l’huile noire du pétrole.

L’histoire sous l’histoire

Le génie de ce film tient entièrement au scénario impeccablement millimétré. Honneur au tout jeune écrivain Herman Melville, inconnu face au déjà fameux Nathaniel Hawthorne, Melville qui cherche fébrilement l’histoire d’un grand roman ! Le récit source du futur récit mythique, là est la géniale mise en abyme d’Au cœur de l’océan, la nécessité de raconter d’un écrivain, les affres de sa création. L’histoire sous l’histoire.

C’est ainsi que le réalisateur Ron Howard adapte le récit de Nathaniel Philbrick très postérieur à Moby Dick mais s’essayant à en être un pré-récit. Ce dernier imagine Melville se rendant ainsi chez l’un des survivants du naufrage de l’Essex, Thomas Nickerson, pour en entendre dans la douleur les terribles circonstances. Ainsi ira le film, de parts de dialogues – entre Melville et Nickerson – en flashbacks spectaculaires d’une mémoire qui recrée les images, tissant une structure narrative odysséique. Le narrateur aède, dont on ne saura qu’à la toute fin qui il est, est devenu dans Moby Dick (1851) ce seul survivant qui en est revenu, celui que le lecteur, dès la première ligne du roman, nommera Ismaël.

Beaucoup de personnages à commencer par Queequeg, beaucoup de faits de Moby Dick sont absents d’Au cœur de l’océan, et vice versa à commencer par le terrible secret des atrocités de la survie des rescapés. Les vivres vinrent à manquer comme dit la chanson et l’on tira à la courte-paille. Aucun poisson ne vint sauver les désignés.

Mais subsiste le combat épique de la démesure des hommes face au Léviathan blanc dont le front ridé porte l’œil vengeur. Émerge le combat ancestral et originel de l’hybris humain faiseur de tragédies. Si dans Moby Dick, il ne semble pas y avoir de rémission possible, dans Au cœur de l’océan, les épreuves inhumaines changent in extremis les hommes. Nos deux capitaines amorcent une rédemption. À quel prix !

Jusqu’à ce dernier coup de harpon qui ne sera pas donné. Geste salvateur, écologique avant l’heure, geste tardif, mais ô combien apaisant après tant de minutes éprouvantes pour le spectateur.

Jusqu’à cette fin, bel éloge de la vérité, que nous ne dévoilerons pas.

Injuste réception

Grandioses, les images se disputent la beauté d’une tempête homérique, de tableaux maritimes à la Turner, de surgissements monstrueux époustouflants, de scènes de harponnages des cachalots aussi épiques que cruelles, beauté de clairs-obscurs alternant avec les vastes paysages baignés de lumière. Le rythme ne nous laisse que peu de répit et c’est très bien. Les surplombs de la géante baleine sous le navire ou sous les frêles embarcations, les zooms sur sa queue déployée en éventail tellement symbolique de sa force diabolique font partie des plus belles images du film.

Le film ne semble pas avoir conquis le box-office. Dommage, car Au cœur de l’océan n’a rien à envier aux Starwars et autres films aux budgets indécents. Le bien et le mal s’y battent de manière plus vraie. Les sentiments humains s’y dévoilent plus justes, fruits d’une catharsis fonctionnant à plein. Pitié et terreur surgissent très purs de cette grande histoire qui n’aura jamais fini de s’écrire. L’Alien des mers que Melville a nommé Moby Dick c’est l’histoire qui n’a jamais fini de dire ce qu’elle a à dire. Il faut aller voir, avant qu’il ne sorte des salles, ce film puissant au thème puissant. D’urgence. Tout y est parfait : acteurs, structures narratives, musique et photographie. Du grand cinéma.

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